ma charmante Rose, ma chère Rose, sois gaie.
ROSALINDE. – Je le serai désormais, cousine; je veux imaginer quelque amusement. Voyons, que penses-tu de faire l'amour?
CÉLIE. – Oh! ma chère, je t'en prie, fais de l'amour un jeu; mais ne va pas aimer sérieusement aucun homme, et même par amusement ne va jamais si loin que tu ne puisses te retirer en honneur et sans rougir.
ROSALINDE. – Eh bien! à quoi donc nous amuserons-nous?
CÉLIE. – Asseyons-nous, et par nos moqueries dérangeons de son rouet cette bonne ménagère, la Fortune, afin qu'à l'avenir ses dons soient plus également partagés2.
ROSALINDE. – Je voudrais que cela fût en notre pouvoir, car ses bienfaits sont souvent bien mal placés, et la bonne aveugle fait surtout de grandes méprises dans les dons qu'elle distribue aux femmes.
CÉLIE. – Oh! cela est bien vrai; car celles qu'elle fait belles, elle les fait rarement vertueuses, et celles qu'elle fait vertueuses, elle les fait en général bien laides.
ROSALINDE. – Mais, cousine, tu passes de l'office de la Fortune à celui de la Nature. La Fortune est la souveraine des dons de ce monde, mais elle ne peut rien sur les traits naturels.
CÉLIE. – Non?.. Lorsque la Nature a formé une belle créature, la Fortune ne peut-elle pas la faire tomber dans le feu? Et, bien que la Nature nous ait donné de l'esprit pour railler la Fortune, cette même fortune envoie cet imbécile pour interrompre notre entretien.
ROSALINDE. – En vérité, la Fortune est trop cruelle envers la Nature, puisque la Fortune envoie l'enfant de la nature pour interrompre l'esprit de la nature.
CÉLIE. – Peut-être n'est-ce pas ici l'ouvrage de la Fortune, mais celui de la Nature elle-même, qui, s'apercevant que notre esprit naturel est trop épais pour raisonner sur de telles déesses, nous envoie cet imbécile pour notre pierre à aiguiser3, car toujours la stupidité d'un sot sert à aiguiser l'esprit. – Eh bien! homme d'esprit, où allez-vous?
TOUCHSTONE. – Maîtresse, il faut que vous veniez trouver votre père.
CÉLIE. – Vous a-t-on fait le messager?
TOUCHSTONE. – Non, sur mon honneur; mais on m'a ordonné de venir vous chercher.
ROSALINDE. – Où avez-vous appris ce serment, fou?
TOUCHSTONE. – D'un certain chevalier, qui jurait sur son honneur que les beignets étaient bons, et qui jurait encore sur son honneur que la moutarde ne valait rien: moi, je soutiendrai que les beignets ne valaient rien, et que la moutarde était bonne, et cependant le chevalier ne faisait pas un faux serment.
CÉLIE. – Comment prouverez-vous cela, avec toute la masse de votre science?
ROSALINDE. – Allons, voyons, démuselez votre sagesse.
TOUCHSTONE. – Avancez-vous toutes deux, caressez-vous le menton, et jurez par votre barbe que je suis un fripon4.
CÉLIE. – Par notre barbe, si nous en avions, tu es un fripon.
TOUCHSTONE. – Et moi, je jurerais par ma friponnerie, si j'en avais, que je suis un fripon; mais si vous jurez par ce qui n'est pas, vous ne faites pas de faux serment; aussi le chevalier n'en fit pas davantage, lorsqu'il jura par son honneur, car il n'en eut jamais, ou s'il en avait eu, il l'avait perdu à force de serments, longtemps avant qu'il vît ces beignets ou cette moutarde.
CÉLIE. – Dis-moi, je te prie, de qui tu veux parler?
TOUCHSTONE. – De cet homme que le vieux Frédéric, votre père, aime tant.
CÉLIE. – L'amitié de mon père suffit pour l'honorer: en voilà assez; ne parle plus de lui; tu seras fouetté un de ces jours pour tes moqueries.
TOUCHSTONE, – C'est une grande pitié, que les fous ne puissent dire sagement ce que les sages font follement.
CÉLIE. – Par ma foi, tu dis vrai; car, depuis que le peu d'esprit qu'ont les fous5 a été condamné au silence, le peu de folie des gens sages se montre extraordinairement. – Voici monsieur Le Beau.
ROSALINDE. – Avec la bouche pleine de nouvelles.
CÉLIE. – Qu'il va dégorger sur nous, comme les pigeons donnent à manger à leurs petits.
ROSALINDE. – Alors nous serons farcies de nouvelles.
CÉLIE. – Tant mieux, nous n'en trouverons que plus de chalands. Bonjour, monsieur Le Beau; quelles nouvelles?
LE BEAU. – Belle princesse, vous avez perdu un grand plaisir.
CÉLIE. – Du plaisir! de quelle couleur?
LE BEAU. – De quelle couleur, madame? Que voulez-vous que je vous réponde?
ROSALINDE. – Au gré de votre esprit et du hasard.
TOUCHSTONE. – Ou comme le voudront les décrets de la destinée.
CÉLIE. – Très-bien dit: voilà qui est maçonné avec une truelle6.
TOUCHSTONE. – Ma foi, si je ne garde pas mon rang7…
ROSALINDE. – Tu perds ton ancienne odeur.
LE BEAU. – Vous me troublez, mesdames; je voulais vous faire le récit d'une belle lutte que vous n'avez pas eu le plaisir de voir.
ROSALINDE. – Dites-nous toujours l'histoire de cette lutte.
LE BEAU. – Je vous en dirai le commencement; et si cela plaît à Vos Seigneuries, vous pourrez en voir la fin; car le plus beau est encore à faire, et ils viennent l'exécuter précisément dans l'endroit où vous êtes.
CÉLIE. – Eh bien! le commencement, qui est mort et enterré?
LE BEAU. – Arrive un vieillard avec ses trois fils.
CÉLIE. – Je pourrais trouver ce début-là à un vieux conte.
LE BEAU. – Trois jeunes gens de belle taille et de bonne mine…
ROSALINDE. – Avec des écriteaux à leur cou8 portant: «On fait à savoir par ces présentes, à tous ceux à qui il appartiendra…»
LE BEAU. – L'aîné des trois a lutté contre Charles, le lutteur du duc: Charles, en un instant, l'a renversé, et lui a cassé trois côtes; de sorte qu'il n'y a guère d'espérance qu'il survive. Il a traité le second de même, et le troisième aussi. Ils sont étendus ici près; le pauvre vieillard, leur père, fait de si tristes lamentations à côté d'eux, que tous les spectateurs le plaignent en pleurant.
ROSALINDE. – Hélas!
TOUCHSTONE. – Mais, monsieur, quel est donc l'amusement que les dames ont perdu?
LE BEAU. – Hé! celui dont je parle.
TOUCHSTONE. – Voilà donc comme les hommes deviennent plus sages de jour en jour! C'est la première fois de ma vie que j'aie jamais entendu dire que de voir briser des côtes était un amusement pour les dames.
CÉLIE. – Et moi aussi, je te le proteste.
ROSALINDE. – Mais y en a-t-il encore d'autres qui brûlent d'envie de voir déranger ainsi l'harmonie de leurs côtes? Y en a-t-il un autre qui se passionne pour le jeu de brise-côte9. – Verrons-nous cette lutte, cousine?
LE BEAU. – Il le faudra bien, mesdames, si vous restez où vous êtes; car c'est ici l'arène que l'on a choisie pour la lutte, et ils sont prêts à l'engager.
CÉLIE. – Ce sont sûrement eux qui viennent là-bas: restons donc, et voyons-la.