Gebhart Emile

Les origines de la Renaissance en Italie


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qu'ils glorifient tous, tous peuvent y atteindre: ce n'est point la grandeur, inaccessible aux petits, du paladin épique que la main de Dieu et les enchantements des fées ont porté si haut au-dessus de la multitude, mais la générosité du cœur, la bravoure du combattant, suzerain ou vassal, la courtoisie et la sagesse de l'homme d'esprit, l'amour surtout, l'amour désintéressé, patient et fidèle, qui n'est point le privilége de la naissance et se repose, disait Platon, dans toutes les âmes jeunes. Enfin, voici une lyrique vibrante et vivante, chant de toute une nation, peuple et seigneurs, unis dans le concert de leur poésie, comme ils l'étaient dans le régime de la vie publique, comme ils le furent aussi dans l'enthousiasme de la croisade.

      Cette poésie a réalisé, sans le savoir, les deux conditions d'un art excellent; elle est naïve et déjà savante. Elle exprime librement toutes les sensations simples de la nature humaine, exaltation guerrière, désir de vengeance, volupté, tendresse, espérances et regrets d'amour, ironie et colère; mais, à la diversité de l'inspiration, elle sait accommoder la richesse des formes. La rime, qu'elle recherche avec raffinement, l'allitération, le nombre du vers dont la mesure varie de une à douze syllabes, le vieux vers de onze syllabes, avec la césure à la sixième ou à la huitième, le couplet, dont le cadre s'étend au gré de l'artiste et qui enferme des vers de rythmes inégaux, les rimes symétriques de même genre qui, à intervalles réguliers, résonnent de strophe en strophe, ou, des derniers vers d'un couplet au premier vers du suivant, se prolongent et se répètent comme un écho, telles sont les principales ressources dont cette versification multiplie l'usage jusqu'à l'abus. Puis, à chaque motif poétique répond un moule particulier de poésie: à l'amour, à la louange de Dieu, des morts ou du bienfaiteur, la chanson; à la passion politique, à l'imprécation contre les méchants, le sirvente; au regret du suzerain ou de l'ami mort, la complainte; au débat sur quelque opinion incertaine ou sur l'amour, le dialogue de la tenson; à l'amour encore, l'aubade, la sérénade et la pastourelle4.

      Cet art compliqué de la métrique convenait au génie musical de la langue: évidemment, les troubadours ont tenté de tirer le plus grand effet possible de la sonorité du provençal. Mais ils formaient, par cet effort même, une langue littéraire commune de ces idiomes méridionaux que la prose n'avait pas encore assouplis, que l'épopée n'avait point ennoblis. Le travail du versificateur imprima l'unité aux formes flottantes de plusieurs dialectes très-voisins entre eux; il discerna celles qui se pliaient le plus docilement aux exigences de la prosodie; le troubadour, poëte errant, ne quittait point un château sans emporter quelque mot bien frappé, quelque tour heureux d'expression, et la langue générale, ainsi accrue et façonnée, devenait chaque jour davantage, entre la Loire et les Pyrénées, la voix éclatante de la vieille France.

III

      Ces races sensuelles, d'esprit alerte et mobile, ce siècle énergique, tout retentissant du choc des armes, se reconnurent dans l'œuvre des troubadours. Pour la première fois, les âmes échappaient à la discipline chrétienne; la passion que les saints avaient terrassée et que les docteurs condamnaient; le plaisir, où l'Église ne voyait qu'une tentation mortelle, la joie depuis si longtemps perdue, toutes ces causes de vie renaissaient et refleurissaient. La croisade vient d'élargir le monde, et la poésie s'élance librement et d'un grand coup d'aile vers toutes les beautés et toutes les voluptés. Frédéric Barberousse, qui fut parfois troubadour, disait en provençal à Bérenger II: «J'aime le cavalier françois; – j'aime la dame catalane, – la civilité des Génois, – la courtoisie castillane; – j'aime le chanter provençal, – comme la danse trévisane, – la taille des Aragonois, – la perle fine juliane, – la main et le visage anglois, – et le jouvenceau de Toscane.» Ils pourraient soupirer, comme Shakespeare: «L'amour est mon péché!» Ils en ont si bien chanté toutes les langueurs et toutes les ardeurs, les impatiences et les sacrifices, qu'autour d'eux et après eux la casuistique de l'amour a été l'étude et le délassement des esprits délicats. Ils se plongent si franchement dans la passion qu'ils en touchent la profondeur dernière, la souffrance. Ceux-ci se résignent à attendre, avec une humilité héroïque, que leur dame les prenne en pitié. «O chère dame! dit Bernard de Ventadour, je suis et serai toujours à vous. Esclave dévoué de vos commandements, je suis votre serviteur et homme-lige; vous êtes mon premier amour et vous serez mon dernier. Mon bonheur ne finira qu'avec ma vie.» Mais leur mysticisme est comme égayé de sensualité. «Je voudrais bien, dit encore Bernard, la trouver seule endormie ou faisant semblant de l'être; je me hasarderais à lui dérober un doux baiser.» Ceux-là, las des rigueurs de la belle, s'emportent et l'outragent. «Non, je ne dis point que je meurs d'amour pour la plus aimable des dames; je ne la supplie point, je ne l'adore point, je ne suis ni son prisonnier ni son captif; mais je dis, mais je proclame que je suis échappé de ses fers.» D'autres enfin, moins élégiaques, goûtent les douceurs de ce rayon d'aurore qui réveillera Roméo sur le sein de Juliette. «En un verger, sous feuille d'aubépine, – tient la dame son ami contre soi, – jusqu'à ce que la sentinelle crie que l'aube elle voit. – O Dieu! ô Dieu! que l'aube tant tôt vient! – Beau doux ami, faisons un jeu nouveau. – Dans le jardin où chantent les oiseaux5

      Mais la guerre les appelle, la guerre pour le rachat du tombeau de Dieu; ils saluent leur dame et courent à la bataille comme à une fête6. On connaît le sirvente belliqueux de Bertrand de Born, véritable hymne du carnage. C'est sa joie d'entendre hurler les mourants et de voir les morts, tout pâles, la poitrine ouverte, étendus sur l'herbe. Si leur suzerain ou leur roi meurt, ils lui font un chant funèbre, et, dans le maître qu'ils ont perdu, c'est le soldat du Christ qu'ils pleurent; ils embrassent avec un tel emportement l'entreprise sainte, qu'ils gourmandent sans mesure les princes dont la lâcheté ou les querelles retardent la délivrance de Jérusalem. La satire leur donne un plaisir poétique aussi vif que les chants d'amour. Ils frappent sur l'Église avec la même rudesse que sur les seigneurs séculiers et sur les légistes; ils lui reprochent sans détour les abus et les crimes dont s'irritaient alors les âmes les plus pures, la simonie, la rapine, le parjure, l'hypocrisie; contre Rome, les prêtres et les moines, ils lancent des couplets terribles qui font penser aux malédictions de Dante; et quand enfin la longue croisade de l'Albigeois, sous Philippe-Auguste et Louis VIII, a passé sur Béziers, Carcassonne, Avignon et Toulouse, et que le Midi, brûlé et tout sanglant, a perdu sa civilisation avec ses libertés, c'est encore le cri des poëtes qui retentit, et la muse provençale proteste par la voix de Guillaume Figuieras et de Pierre Cardinal contre l'œuvre d'Innocent III.

IV

      Ainsi fut ralenti, dès le premier tiers du XIIIe siècle, l'élan lyrique du génie méridional. Après avoir prodigué les plus brillantes promesses d'une Renaissance, la littérature de langue d'oc dut se contenter désormais des jeux du bel esprit, des subtilités de la métrique, ou de l'imitation des ouvrages de langue d'oïl7. Elle revint aux compositions édifiantes, aux légendes évangéliques, aux Vies des saints8.

      Ce déclin rapide n'a-t-il eu d'autre cause que la ruine politique et l'asservissement religieux du Midi? Simon de Montfort et l'Inquisition sont-ils seuls responsables de ce premier avortement de la Renaissance? Il est permis d'en douter. L'Italie, qui fut visitée plus d'une fois, du temps de Barberousse à celui de Charles-Quint, par des calamités bien aussi grandes, a pu poursuivre, sans trouble apparent, son œuvre intellectuelle. Le rapprochement des deux contrées et des deux civilisations fait assez voir ce qui a manqué d'abord à la France provençale. Elle a eu les défauts de ses rares qualités: lyrique, c'est-à-dire enthousiaste, émue, elle a retrouvé la poésie du cœur, intime et impétueuse, la poésie des âmes qui se replient sur elles-mêmes ou s'emportent jusqu'aux extrémités d'une passion, mais ne s'éprennent ou ne jouissent que d'elles-mêmes, et que la douleur ou la joie où elles se complaisent empêchent de prendre une vue paisible et claire de la vie. L'égoïsme des lyriques est peu favorable à la fécondité de l'esprit, qui ne sort pas assez souvent de soi-même pour s'attacher aux choses extérieures et s'abandonner à cette contemplation désintéressée sans laquelle la plupart des arts ne sauraient fleurir. Certes, je ne reprocherai pas