le drapeau le salue. Magister populi, maître du peuple? demandez aux canons braqués sur les places publiques. Pro numine observatum, tenu pour dieu? demandez à M. Troplong. Il a nommé le sénat; il a institué des jours fériés; il a pourvu au «salut de la société»; il a enfoncé un clou sacré dans le mur du Panthéon et il a accroché à ce clou son coup d'état. Seulement il fait et défait la loi à sa fantaisie, il monte à cheval sans permission, et quant aux six mois, il prend un peu plus de temps. César avait pris cinq ans, il prend le double; c'est juste. Jules César cinq, M. Louis Bonaparte dix, la proportion est gardée.
Du dictateur passons au despote. C'est l'autre qualification presque acceptée par M. Bonaparte. Parlons un peu la langue du bas-empire. Elle sied au sujet.
Le Despotès venait après le Basileus. Il était, entre autres attributs, général de l'infanterie et de la cavalerie, magister utriusque exercitus. Ce fut l'empereur Alexis, surnommé l'Ange, qui créa la dignité de despotès. Le despotès était moins que l'empereur et au-dessus du sebastocrator ou auguste et du césar.
On voit que c'est aussi un peu cela. M. Bonaparte est despotès en admettant, ce qui est facile, que Magnan soit césar et que Maupas soit auguste.
Despote, dictateur, c'est admis. Tout ce grand éclat, tout ce triomphant pouvoir, n'empêchent pas qu'il ne se passe dans Paris de petits incidents comme celui-ci, que d'honnêtes badauds, témoins du fait, vous racontent tout rêveurs: Deux hommes cheminent dans la rue, ils causent de leurs affaires, de leur négoce. L'un d'eux parle de je ne sais quel fripon dont il croit avoir à se plaindre. C'est un malheureux, dit-il, c'est un escroc, c'est un gueux. Un agent de police entend ces derniers mots:– Monsieur, dit-il, vous parlez du président; je vous arrête.
Maintenant M. Bonaparte sera-t-il ou ne sera-t-il pas empereur?
Belle question! Il est maître, il est cadi, mufti, bey, dey, soudan, grand-khan, grand-lama, grand-mogol, grand-dragon, cousin du soleil, commandeur des croyants, schah, czar, sophi et calife. Paris n'est plus Paris, c'est Bagdad, avec un Giafar qui s'appelle Persigny et une Schéhérazade qui risque d'avoir le cou coupé tous les matins et qui s'appelle le Constitutionnel. M. Bonaparte peut tout ce qu'il lui plaît sur les biens, sur les familles, sur les personnes. Si les citoyens français veulent savoir la profondeur du «gouvernement» dans lequel ils sont tombés, ils n'ont qu'à s'adresser à eux-mêmes quelques questions. Voyons, juge, il t'arrache ta robe et t'envoie en prison. Après? Voyons, sénat, conseil d'état, corps législatif, il saisit une pelle et fait de vous un tas dans un coin. Après? Toi, propriétaire, il te confisque ta maison d'été et ta maison d'hiver avec cours, écuries, jardins et dépendances. Après? Toi, père, il te prend ta fille; toi, frère, il te prend ta soeur; toi, bourgeois, il te prend ta femme, d'autorité, de vive force. Après? Toi, passant, ton visage lui déplaît, il te casse la tête d'un coup de pistolet et rentre chez lui. Après?
Toutes ces choses faites, qu'en résulterait-il? Rien. Monseigneur le prince-président a fait hier sa promenade habituelle aux Champs-Élysées dans une calèche à la Daumont attelée de quatre chevaux, accompagné d'un seul aide de camp. Voilà ce que diront les journaux.
Il a effacé des murs Liberté, Égalité, Fraternité. Il a eu raison. Ah! français! vous n'êtes plus ni libres, le gilet de force est là; ni égaux, l'homme de guerre est tout; ni frères, la guerre civile couve sous cette lugubre paix d'état de siège.
Empereur? pourquoi pas? il a un Maury qui s'appelle Sibour; il a un Fontanes, un Faciuntasinos, si vous l'aimez mieux, qui s'appelle Fortoul; il a un Laplace qui répond au nom de Leverrier, mais qui n'a pas fait la Mécanique céleste. Il trouvera aisément des Esménard et des Luce de Lancival. Son Pie VII est à Rome dans la soutane de Pie IX. Son uniforme vert, on l'a vu à Strasbourg; son aigle, on l'a vu à Boulogne; sa redingote grise, ne la portait-il pas à Ham? casaque ou redingote, c'est tout un. Madame de Staël sort de chez lui. Elle a écrit Lélia. Il lui sourit en attendant qu'il l'exile. Tenez-vous à une archiduchesse? attendez un peu, il en aura une. Tu, felix Austria, nube. Son Murat se nomme Saint-Arnaud, son Talleyrand se nomme Morny, son duc d'Enghien s'appelle le Droit.
Regardez, que lui manque-t-il? rien; peu de chose; à peine Austerlitz et Marengo.
Prenez-en votre parti, il est empereur in petto; un de ces matins, il le sera au soleil; il ne faut plus qu'une toute petite formalité, la chose de faire sacrer et couronner à Notre-Dame son faux serment. Après quoi ce sera beau; attendez-vous à un spectacle impérial. Attendez-vous aux caprices. Attendez-vous aux surprises, aux stupeurs, aux ébahissements, aux alliances de mots les plus inouïes, aux cacophonies les plus intrépides; attendez-vous au prince Troplong, au duc Maupas, au duc Mimerel, au marquis Leboeuf, au baron Baroche! En ligne, courtisans; chapeau bas, sénateurs; l'écurie s'ouvre, monseigneur le cheval est consul. Qu'on fasse dorer l'avoine de son altesse Incitatus.
Tout s'avalera; l'hiatus du public sera prodigieux. Toutes les énormités passeront. Les anciens gobe-mouches disparaîtront et feront place aux gobe-baleines.
Pour nous qui parlons, dès à présent l'empire existe, et, sans attendre le proverbe du sénatus-consulte et la comédie du plébiscite, nous envoyons ce billet de faire part à l'Europe:
– La trahison du 2 décembre est accouchée de l'empire.
La mère et l'enfant se portent mal.
IX
Cet homme, oublions son 2 décembre, oublions son origine, voyons, qu'est-il comme capacité politique? Voulez-vous le juger depuis huit mois qu'il règne? regardez d'une part son pouvoir, d'autre part ses actes. Que peut-il? Tout. Qu'a-t-il fait? Rien. Avec cette pleine puissance, en huit mois un homme de génie eût changé la face de la France, de l'Europe peut-être. Il n'eût, certes, pas effacé le crime du point de départ, mais il l'eût couvert. À force d'améliorations matérielles, il eût réussi peut-être à masquer à la nation son abaissement moral. Même, il faut le dire, pour un dictateur de génie, la chose n'était pas malaisée. Un certain nombre de problèmes sociaux, élaborés dans ces dernières années par plusieurs esprits robustes, semblaient mûrs et pouvaient recevoir, au grand profit et au grand contentement du peuple, des solutions actuelles et relatives. Louis Bonaparte n'a pas même paru s'en douter. Il n'en a abordé, il n'en a entrevu aucun. Il n'a pas même retrouvé à l'Élysée quelques vieux restes des méditations socialistes de Ham. Il a ajouté plusieurs crimes nouveaux à son premier crime, et en cela il a été logique. Ces crimes exceptés, il n'a rien produit. Omnipotence complète, initiative nulle. Il a pris la France et n'en sait rien faire. En vérité, on est tenté de plaindre cet eunuque se débattant avec la toute-puissance.
Certes, ce dictateur s'agite, rendons-lui cette justice; il ne reste pas un moment tranquille; il sent autour de lui avec effroi la solitude et les ténèbres; ceux qui ont peur la nuit chantent, lui il se remue. Il fait rage, il touche à tout, il court après les projets; ne pouvant créer, il décrète; il cherche à donner le change sur sa nullité; c'est le mouvement perpétuel; mais, hélas! cette roue tourne à vide. Conversion des rentes? où est le profit jusqu'à ce jour? Économie de dix-huit millions. Soit; les rentiers les perdent, mais le président et le sénat, avec leurs deux dotations, les empochent, bénéfice pour la France: zéro. Crédit foncier? les capitaux n'arrivent pas. Chemins de fer? on les décrète, puis on les retire. Il en est de toutes ces choses comme des cités ouvrières. Louis Bonaparte souscrit, mais ne paye pas. Quant au budget, quant à ce budget contrôlé par les aveugles qui sont au conseil d'état et voté par les muets qui sont au corps législatif, l'abîme se fait dessous. Il n'y avait de possible et d'efficace qu'une grosse économie sur l'armée, deux cent mille soldats laissés dans leurs foyers, deux cents millions épargnés. Allez donc essayer de toucher à l'armée! le soldat, qui redeviendrait libre, applaudirait; mais que dirait l'officier? et, au fond, ce n'est pas le soldat, c'est l'officier qu'on caresse. Et puis, il faut garder Paris et Lyon, et toutes les villes, et, plus tard, quand on sera empereur, il faudra bien faire un peu la guerre à l'Europe. Voyez le gouffre! Si, des questions financières, on passe aux institutions politiques, oh! là, les néo-bonapartistes s'épanouissent, là sont les créations! Quelles créations, bon Dieu!