Eugene-Emmanuel Viollet-le-Duc

Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle - Tome 1 - (A)


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et supposer que la civilisation moderne avait procédé comme notre globe dont la croûte change de nature après chaque grande convulsion; mais par le fait cette classification, toute satisfaisante qu'elle paraisse, n'existe pas, et de la décadence romaine à la renaissance du XVIe siècle il n'y a qu'une suite de transitions sans arrêts. Ce n'est pas que nous voulions ici blâmer une méthode qui a rendu d'immenses services, en ce qu'elle a posé des points saillants, qu'elle a mis la première de l'ordre dans les études, et qu'elle a permis de défricher le terrain; mais, nous le répétons, cette classification n'existe pas, et nous croyons que le moment est venu d'étudier l'art du moyen âge comme on étudie le développement et la vie d'un être animé qui de l'enfance arrive à la vieillesse par une suite de transformations insensibles, et sans qu'il soit possible de dire le jour où cesse l'enfance et où commence la vieillesse. Ces raisons, notre insuffisance peut-être, nous ont déterminé à donner à cet ouvrage la forme d'un Dictionnaire. Cette forme, en facilitant les recherches au lecteur, nous permet de présenter une masse considérable de renseignements et d'exemples qui n'eussent pu trouver leur place dans une histoire, sans rendre le discours confus et presque inintelligible. Elle nous a paru, précisément à cause de la multiplicité des exemples donnés, devoir être plus favorable aux études, mieux faire connaître les diverses parties compliquées, mais rigoureusement déduites des besoins, qui entrent dans la composition de nos monuments du moyen âge, puisqu'elle nous oblige pour ainsi dire à les disséquer séparément, tout en décrivant les fonctions, le but de ces diverses parties et les modifications qu'elles ont subies. Nous n'ignorons pas que cette complication des arts du moyen âge, la diversité de leur origine, et cette recherche incessante du mieux qui arrive rapidement à l'abus, ont rebuté bien des esprits, ont été cause de la répulsion que l'on éprouvait, et que l'on éprouve encore, pour une étude dont le but n'apparaît pas clairement. Il est plus court de nier que d'étudier; longtemps on n'a voulu voir dans ce développement d'une des parties intellectuelles de notre pays que le chaos, l'absence de tout ordre, de toute raison, et cependant lorsque l'on pénètre au milieu de ce chaos, que l'on voit sourdre une à une les sources de l'art de l'architecture du moyen âge, que l'on prend la peine de suivre leur cours, on découvre bientôt la pente naturelle vers laquelle elles tendent toutes, et combien elles sont fécondes. Il faut reconnaître que le temps de la négation aveugle est déjà loin de nous, notre siècle cherche à résumer le passé; il semble reconnaître (et en cela nous croyons qu'il est dans le vrai) que pour se frayer un chemin dans l'avenir, il faut savoir d'où l'on vient, profiter de tout ce que les siècles précédents ont laborieusement amassé. Ce sentiment est quelque chose de plus profond qu'une réaction contre l'esprit destructeur du siècle dernier, c'est un besoin du moment; et si quelques exagérations ont pu effrayer les esprits sérieux, si l'amour du passé a parfois été poussé jusqu'au fanatisme, il n'en reste pas moins au fond de la vie intellectuelle de notre époque une tendance générale et très-prononcée vers les études historiques, qu'elles appartiennent à la politique, à la législation, aux lettres ou aux arts. Il suffit pour s'en convaincre (si cette observation avait besoin de s'appuyer sur des preuves), de voir avec quelle avidité le public en France, en Angleterre et en Allemagne se jette sur toutes les oeuvres qui traitent de l'histoire ou de l'archéologie, avec quel empressement les erreurs sont relevées, les monuments et les textes mis en lumière. Il semble que les découvertes nouvelles viennent en aide à ce mouvement général. Au moment où la main des artistes ne suffit pas à recueillir les restes si nombreux et si précieux de nos édifices anciens, apparaît la photographie qui forme en quelques années un inventaire fidèle de tous ces débris. De sages dispositions administratives réunissent et centralisent les documents épars de notre histoire; les départements, les villes voient des sociétés se fonder dans leur sein pour la conservation des monuments épargnés par les révolutions et la spéculation; le budget de l'État, au milieu des crises politiques les plus graves, ne cesse de porter dans ses colonnes des sommes importantes pour sauver de la ruine tant d'oeuvres d'art si longtemps mises en oubli. Et ce mouvement ne suit pas les fluctuations d'une mode, il est constant, il est chaque jour plus marqué, et après avoir pris naissance au milieu de quelques hommes éclairés, il se répand peu à peu dans les masses; Il faut dire même qu'il est surtout prononcé dans les classes industrielles et ouvrières, parmi les hommes chez lesquels l'instinct agit plus que l'éducation; ils semblent se reconnaître dans ces oeuvres issues du génie national.

      Quand il s'est agi de reproduire ou de continuer des oeuvres des siècles passés, ce n'est pas d'en bas que nous sont venues les difficultés, et les exécutants ne nous ont jamais fait défaut; Mais c'est précisément parce que cette tendance est autre chose qu'une mode ou une réaction, qu'il est fort important d'apporter un choix scrupuleux, une critique impartiale et sévère, dans l'étude et l'emploi des matériaux qui peuvent contribuer à rendre à notre pays un art conforme à son génie. Si cette étude est incomplète, étroite, elle sera stérile et fera plus de mal que de bien; elle augmentera la confusion et l'anarchie dans lesquelles les arts sont tombées depuis tantôt cinquante ans, et qui nous conduiraient à la décadence; elle apportera un élément de désordre de plus; si, au contraire, cette étude est dirigée avec intelligence et soin; si l'enseignement officiel l'adopte franchement et arrête ainsi ses écarts, réunit sous sa main tant d'efforts partiels qui se sont perdus faute d'un centre, les résultats ne se feront pas attendre, et l'art de l'architecture reprendra le rang qui lui convient chez une nation éminemment créatrice. Des convictions isolées, si fortes qu'elles soient, ne peuvent faire une révolution dans les arts; si aujourd'hui nous cherchons à renouer ces fils brisés, à prendre dans un passé qui nous appartient en propre les éléments d'un art contemporain, ce n'est pas au profit des goûts de tel ou tel artiste ou d'une coterie; nous ne sommes au contraire que les instruments dociles des goûts et des idées de notre temps, et c'est aussi pour cela que nous avons foi dans nos études et que le découragement ne saurait nous atteindre; ce n'est pas nous qui faisons dévier les arts de notre époque, c'est notre époque qui nous entraîne.... Où? qui le sait! Faut-il au moins que nous remplissions de notre mieux la tâche qui nous est imposée par les tendances du temps où nous vivons. Ces efforts, il est vrai, ne peuvent être que limités, car la vie de l'homme n'est pas assez longue pour permettre à l'architecte d'embrasser un ensemble de travaux, soit intellectuels soit matériels; l'architecte n'est et ne peut être qu'une partie d'un tout; il commence ce que d'autres achèvent, ou termine ce que d'autres ont commencé; il ne saurait donc travailler dans l'isolement, car son oeuvre ne lui appartient pas en propre, comme le tableau au peintre, le poème au poète. L'architecte qui prétendrait seul imposer un art à toute une époque ferait un acte d'insigne folie. En étudiant l'architecture du moyen âge, en cherchant à répandre cette étude, nous devons dire que notre but n'est pas de faire rétrograder les artistes, de leur fournir les éléments d'un art oublié pour qu'ils les reprennent tels quels, et les appliquent sans raisons aux édifices du XIXe siècle; cette extravagance a pu nous être reprochée, mais elle n'a heureusement jamais été le résultat de nos recherches et de nos principes. On a pu faire des copies plus ou moins heureuses des édifices antérieurs au XVIe siècle, ces tentatives ne doivent être considérées que comme des essais destinés à retrouver les éléments d'un art perdu mais non comme le but auquel doit s'arrêter notre architecture moderne. Si nous regardons l'étude de l'architecture du moyen âge comme utile, et pouvant amener peu à peu une heureuse révolution dans l'art, ce n'est pas à coup sûr pour obtenir des oeuvres sans originalité, sans style, pour voir reproduire sans choix et comme une forme muette, des monuments remarquables surtout à cause du principe qui les a fait élever, mais c'est au contraire pour que ce principe soit connu, et qu'il puisse porter des fruits aujourd'hui comme il en a produit pendant les XIIe et XIIIe siècles. En supposant qu'un architecte de ces époques revienne aujourd'hui, avec ses formules et les principes auxquels il obéissait de son temps, et qu'il puisse être initié à nos idées modernes, si l'on mettait à sa disposition les perfectionnements apportés dans l'industrie, il ne bâtirait pas un édifice du temps de Philippe Auguste ou de saint Louis, parce qu'il fausserait ainsi la première loi de son art, qui est de se conformer aux besoins et aux moeurs du moment, d'être rationnel. Jamais peut-être des ressources plus nombreuses n'ont été offertes aux architectes; les exécutants sont nombreux, intelligents et habiles de la main; l'industrie est arrivée à un degré de perfectionnement qui n'avait pas été atteint. Ce qui manque à