un mélodrame à une œuvre purement classique, tragédie ou comédie. En musique aussi on peut établir une échelle ascendante entre les cafés-concerts, l'opérette, l'opéra-comique et le grand opéra.
J'ai parlé de l'influence des concerts populaires de musique classique, qui ont développé le goût du public pour la musique symphonique et ont offert aux compositeurs les moyens de faire entendre des œuvres, qu'auparavant ils n'auraient même pas songé à écrire, faute de débouchés. Il ne faudrait cependant pas aller jusqu'à attribuer au public une parfaite intelligence de la «grande musique», comme on l'appelle parfois, ou plutôt de la musique purement symphonique. Fétis raconte qu'il y a près de cent ans, la masse du public croyait que dans un orchestre, tous les instruments jouaient à l'unisson; il ajoute que c'est grâce aux journaux qu'aujourd'hui on est plus instruit sur ce sujet. Le fait est moins paradoxal qu'il ne le semble. Les personnes qui n'ont pas une oreille bien exercée concentrent toute leur attention sur la mélodie; l'accompagnement harmonique, s'il n'est pas non avenu, flotte dans un vague ou ne leur produit guère d'autre effet que l'accompagnement obligé de tambour dans une chanson arabe. Aussi je n'affirmerai pas qu'à l'exécution d'une symphonie de Beethoven, beaucoup d'auditeurs soient en état d'en bien suivre les développements. La plupart se bornent à saisir de leur mieux la partie mélodique, à se laisser charmer par le timbre des instruments ou impressionner par la puissance de l'ensemble. Bref, ils ne comprennent pas tout; ils en comprennent assez pour leur plaisir, et cela leur suffit. Les morceaux qu'ils aiment à redemander sont ordinairement des morceaux entraînants, comme la marche hongroise de Berlioz, un menuet ou autre air de danse, ou encore un morceau très doux, avec sourdines des instruments à cordes. La plupart des auditeurs qui écoutent, pendant deux ou trois heures, de la musique d'orchestre, trouveraient peu d'attrait à entendre, pendant le même temps, des quatuors d'instruments à cordes, si parfaite qu'en fût l'exécution: aussi la dénomination de musique de chambre n'est-elle pas arbitraire. Dans les concerts populaires de musique classique, l'orchestre ne suffit même plus pour attirer la foule; on est obligé d'y ajouter quelque soliste, chanteur ou instrumentiste, qui, pourvu qu'il ne soit pas franchement mauvais, est toujours sûr d'être applaudi. S'il a un nom célèbre, on peut être obligé de refuser du monde à la porte.
Je pense en avoir dit assez pour montrer qu'il ne faut pas exagérer l'influence de la musique symphonique sur le public, ni attribuer aux jugements de celui-ci, ou pour parler plus exactement, à ses impressions, plus de valeur qu'elles ne méritent. En tout cas, le public a suivi une marche progressive: d'abord les symphonies de Haydn et de Mozart lui ont été les plus intelligibles; celles de Beethoven l'étonnaient, le subjuguaient avant de le charmer. Ce n'est pas sans quelque peine qu'il a admis Schumann; plus tard seulement les singularités de la musique descriptive lui ont offert quelque attrait; peu à peu il s'est familiarisé avec la symphonie fantastique de Berlioz, tandis que même l'ouverture du Carnaval romain avait commencé par lui déplaire. Il avait des préventions personnelles contre l'auteur, mais il ne lui en a pas moins fallu du temps pour s'habituer à des œuvres qui, d'abord, ne pouvaient manquer de le choquer.
En étudiant les transformations de la musique théâtrale, on peut constater un progrès dans la forme plutôt que dans le fond; cette musique semble marcher en ligne brisée, ou plutôt, elle semble tantôt reculer pour reprendre ensuite sa marche en avant: le tout pour faire autrement qu'auparavant, sans faire beaucoup mieux, du moins depuis Gluck et Mozart. Ce que je veux dire ici, c'est que l'opéra est, pour le public, une source continuelle de jouissances, aussi bien que de mystifications, auxquelles il ne croit même pas et dont, d'ailleurs, il ne s'inquiète point, pourvu qu'il ait les jouissances. Il est bien entendu que je ne parle pas du petit nombre de personnes habituées à juger sans préventions ni illusions, je ne parle que du public qui fait le succès ou l'insuccès d'un ouvrage, bon ou médiocre, sérieux ou frivole, peu lui importe, pourvu qu'il y trouve le plaisir qu'il cherche. C'est qu'au théâtre, l'impression que reçoit le public est très complexe; il ne s'occupe certes pas de l'analyser, chose dont il serait incapable et qui, d'ailleurs, ne servirait qu'à gâter son plaisir. Il voit de beaux décors représentant un palais ou un paysage pittoresque; il voit des personnages en costumes riches et étincelants figurer, par leur mimique et leur jeu de physionomie, une action théâtrale émouvante; il écoute ou lit les paroles qui lui expliquent l'action; il entend une musique vocale et instrumentale qui le charme et le touche, tantôt douce et insinuante, tantôt passionnée et entraînante, tantôt poignante ou lugubre: l'ensemble lui cause une vive émotion, un extrême plaisir, et il ne doute pas que la musique ne convienne aussi bien à l'action dramatique que la mimique des acteurs, les costumes et les décors. Ce n'est pas tout: le timbre même de la voix d'un chanteur ou d'une cantatrice, ainsi que les charmes de sa personne, peuvent exercer sur le public une fascination singulière; c'est une des causes principales du succès de bien des artistes. Quand le public a pris un artiste en affection, il lui faut des causes graves pour changer de sentiment. Puis, il y a des effets de voix qui ont sur lui une influence irrésistible: par exemple des traits de bravoure, un son éclatant, voire même un cri, poussé à pleins poumons, surtout à la fin d'une phrase, avant un silence plus ou moins prolongé; puis un son d'une acuité exceptionnelle, tel qu'un ut ou un ut dièze de poitrine d'un ténor,—un mi ou un fa suraigu d'un soprano; puis encore des oppositions subites de piano et de forte; un puissant effet vocal de chœur, soit à l'unisson, soit en morceau d'ensemble; bref, l'effet musical au théâtre se compose d'une quantité de détails et s'unit à une foule d'effets d'autre nature, de telle sorte que l'auditeur n'est juge que de son plaisir, sans qu'on y puisse voir un criterium pour la valeur véritable d'une œuvre. Je sais bien qu'en dehors du théâtre, on peut exécuter la musique d'un opéra, dégagée de tous les accessoires scéniques; mais là encore on juge la musique selon le plaisir qu'on en éprouve, plutôt que par sa valeur dramatique. Je n'ai pas compté l'influence qu'exerce au théâtre l'ensemble de l'auditoire sur ses parties; je veux dire que l'impression de chaque auditeur peut être modifiée ou corroborée par celle des autres; cet effet de réciprocité ou de sympathie n'est pas à négliger, car il est l'origine et la raison d'être d'une institution qu'on tolère tout en la désapprouvant: la claque, puisqu'il faut la nommer. On dit qu'elle n'existe qu'à Paris.
L'habitude peut aider à faire mieux comprendre un genre de musique; mais souvent elle contribue beaucoup à fausser le jugement. Elle peut, selon le cas, produire deux effets contraires: ou bien on garde une prédilection pour la musique à laquelle on est habitué, et l'on éprouve une certaine répugnance à en admettre une autre; ou bien, à force d'y être habitué, on s'en fatigue, et l'on en accepte avec empressement une autre qui a l'attrait de la nouveauté, quand même au fond elle ne vaut pas celle qu'on vient d'abandonner. Sans doute le changement peut être utile et même nécessaire; un homme à qui l'on ne ferait entendre que des symphonies de Beethoven, finirait non pas par les estimer moins ou par s'en dégoûter, mais par demander à entendre d'autre musique, pour varier ses plaisirs et pour mieux goûter la musique de Beethoven lui-même par la comparaison. Ce genre de changement se pratique au théâtre comme ailleurs; mais on y voit aussi, plus qu'ailleurs, les mauvais effets de l'habitude.
Quand Lully eut régné sans partage sur la scène de l'Opéra, il fallait, pour réussir, imiter sa musique; Rameau parvint, non sans peine, à se faire admettre, quoiqu'il ne s'écartât pas trop du style de Lully. Gluck les fit oublier tous les deux. Les œuvres de son école finirent par être abandonnées comme trop sérieuses et trop dramatiques; un revirement du goût du public leur fit préférer des ouvrages plus séduisants, dus à Rossini ou à l'influence que ce maître exerça sur les compositeurs français. La Vestale de Spontini et les opéras de Cherubini, tout comme Œdipe à Colone de Sacchini et les œuvres de Gluck, cédèrent le pas à la Muette de Portici, à Guillaume Tell, à Robert le Diable, à la Juive. On se passionna aussi pour Donizetti et Bellini; on proclama Sémiramis, Norma et Lucie de Lamermoor, des chefs-d'œuvre dramatiques, jusqu'à ce que Donizetti et Bellini furent supplantés par Verdi.
A l'Opéra-Comique, il en fut de même: l'école de Monsigny et de Grétry fit place à celle d'Adam et d'Auber, autres élèves de Rossini; la Dame blanche garda presque seule son prestige, parce qu'elle pouvait être considérée comme une œuvre de transition entre l'ancienne école