de goût et de naïveté.
–-Don Juan, répondit dona Linda, vous avez trop longtemps vécu en France.
–-Pourquoi donc, mademoiselle?
–-Vous en êtes devenu un détestable flatteur.
–-Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don Juan, nos créoles valent les Parisiennes pour la vivacité de la repartie.
–-Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent indéfinissable, je prendrai bientôt ma revanche.
Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna.
–-Don Juan, demain, je l'espère, demanda le gouverneur, vous assisterez au Te Deum chanté en l'honneur de notre glorieux Rosas?
–-Impossible, colonel; ce soir même, je pars pour un voyage forcé.
–-Allons bon! encore une de vos excursions mystérieuses?
–-Oui, mais celle-là ne sera pas longue et bientôt je serai de retour.
–-Tant mieux!
–-Quien sabe? (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre.
Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas maîtresse de son effroi.
Les visiteurs prirent congé les uns à la suite des autres. Don Juan Perez était enfin seul avec ses hôtes.
–-Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage où je courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je espérer que vous daignerez, dans vos prières, vous souvenir du voyageur?
Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui était pas naturelle, elle répondit:
–-Senor Caballero, je ne puis prier pour la réussite d'une expédition dont je ne connais pas le but.
–-Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans s'émouvoir; je n'oublierai point vos paroles.
Et après la politesse d'usage il se retira.
–-Le Capataz de San-Julian, don José Diaz, demande à parler, pour affaire importante, au senor don Luis Munoz.
–-Faites entrer, répondit don Luis au domestique, qui avait si longuement annoncé le capataz. Toi, Lindita, viens auprès de moi, sur ce canapé.
Don Juan était extrêmement agité lorsqu'il sortit de la maison; il se retourna et darda son regard de vipère sur les fenêtres du salon où se dessinait la silhouette mobile de dona Linda.
–-Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te punirai bientôt de tes dédains.
Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers une maison située à peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied à terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur lui.
Vingt minutes après, cette porte se rouvrait, pour livrer passage à deux cavaliers.
–-Maître, où allons-nous? demanda l'un.
–-A l'arbre de Gualichu, répondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher la vengeance.
Les deux cavaliers s'enfoncèrent dans l'obscurité et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence.
IV.–L'ESPION
Généralement, les nations australes ont une divinité, ou pour mieux dire, un génie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur culte est moins de la vénération que de la crainte. Ce génie est nommé Achekemat-Kanet par les Patagons, Quecubu par las Aucas, et Gualichu par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus particulièrement parcouru le territoire où se trouve l'arbre sacré, ils ont perpétué le nom de leur génie du mal en le donnant à l'arbre auquel ils attribuent la même puissance.
La croyance à Gualichu remonte, dans les Pampas, à la plus haute antiquité.
Ce dieu méchant est tout simplement un arbre rabougri qui, mêlé à d'autres arbres, n'aurait point attiré l'attention, tandis que, seul et comme égaré dans l'immensité des plaines, il sert de repère au voyageur fatigué d'une longue route dans ces océans sablonneux. Il s'élève à une hauteur de trente à trente-cinq pieds, tout tortueux, tout épineux, et s'arrondit en une large coupe formée par son tronc vermoulu, où hommes et femmes entassent leurs présents, tabac, verroteries, et pièces de monnaie. Il est âgé de plusieurs siècles et appartient aux espèces d'acacias que les Hispano-Américains désignent sous le nom d'algarrobo.
Les hordes errantes des Indiens, frappées sans doute de la solitude de cet arbre au milieu des déserts, en ont fait l'objet de leur culte. En effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine valeur; là un poncho, là une mante, plus loin des rubans de laine ou des fils de couleur; de toutes parts, sur les épines, des rameaux sont accrochés des vêtements plus ou moins altérés et déchirés par le vent, ce qui donne à l'arbre sacré l'aspect d'une friperie. Aucun Indien, Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les attache à une branche. L'offrande la plus précieuse et la plus efficace, selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de chevaux égorgés autour de l'arbre atteste-t-il leur culte.
La religion des nations australes, tout primitive et épargnée par la conquête, ne tient nul compte de l'être moral et ne s'arrête qu'aux accidents de la nature, dont elle fait des dieux. Ces peuplades cherchent à se rendre favorables les déserts, où la fatigue et la soif amènent la mort, et les rivières qui peuvent les engloutir.
Au pied même de l'arbre de Gualichu, quelques heures après les événements déjà racontés, une scène étrange se passait, rendue plus étrange encore par l'épaisseur des ténèbres et par un orage qui s'approchait. De gros nuages noirs roulaient lourdement dans l'espace; le vent soufflait par rafales avec des sifflements aigus, et de larges gouttes de pluie tombaient sur le sable.
Autour de l'arbre sacré, les Indiens avaient improvisé un village composé d'une quarantaine de toldos élevés à la hâte et sans ordre. Devant chaque toldo pétillait un feu clair, auprès duquel trois ou quatre femmes indiennes accroupies se chauffaient sans quitte de l'oeil les chevaux entravés qui mangeaient la provende d'alfalfa.
Un feu immense, semblable à un bûcher, flamboyait à quelques pas de l'arbre de Gualichu, et était entouré d'une vingtaine d'Indiens, debouts et silencieux, plongés dans cette immobilité automatique et contemplative qui leur était habituelle, et leurs grands costumes de guerre faisaient penser qu'ils se préparaient à une importante cérémonie de leur culte.
Soudain un coup de sifflet aigu fendit l'air et annonça l'arrivée de deux cavaliers. L'un d'eux mit pied à terre, jeta la bride de son cheval à son compagnon et s'avança dans le centre formé par les guerriers. Cet homme portait l'uniforme d'officier de l'armée chilienne.
–-Salut mes frères! dit-il en regardant autour de lui; que Gualichu les protège.
–-Salut à Pincheira! répondirent les Indiens.
–-Tous les chefs sont-ils réunis? reprit-il.
–-Tous, fit une voix, excepté Neham-Outah, le grand Toqui (chef suprême) des Aucas.
–-Il ne peur tarder; attendons.
Le silence se fut à peine rétabli qu'un second coup de sifflet retentit et que deux nouveaux cavaliers entrèrent dans le cercle de lumière projeté par les flammes.
Un seul homme descendit de cheval. Il était de haute taille, d'une mine fière, et il était vêtu du costume des guerrier aucas, la nation indienne la plus civilisée et la plus intelligente de toute l'Amérique du Sud. Ce sont eux qui, presque sans armes, repoussèrent Almagro et ses soldats cuirassiers, en 1855, qui triomphèrent du malheureux Valdivia et qui, toujours combattus par les Espagnols, n'en furent jamais vaincus. Les Aucas Offrirent un refuge aux Incas sans asile que Pizarro traqua comme des bêtes