Guillaume Apollinaire

Les trois Don Juan


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      Les trois Don Juan

      I

      DON JUAN TENORIO ou LE DON JUAN D'ESPAGNE

      CHAPITRE I

      LES PRÉDICTIONS DE L'ASTROLOGUE

      La famille de Don Juan.—Maternité douloureuse.—Le baptême.—Chez l'astrologue.—Alchimie et magie.—Les rêves de la comtesse.—Le langage des astres.—Jacobi assommé.—La revanche du hibou.—Les prétentions de Don Jorge.

      Don Juan Tenorio était le fils de Don Diego Pons Tenorio, quinzième seigneur de Cabezan en Asturie, onzième seigneur de Peral y Cobos en Vieille-Castille, sixième seigneur de Fuente-Palmera en Andalousie. C'est dire qu'il descendait d'une antique et noble lignée.

      Don Diego était un personnage considérable. Il possédait, outre ses seigneuries, gagnées par ses ancêtres à la pointe de l'épée, un palais à Séville où il séjournait une partie de l'année. Il y gérait l'Intendance des dîmes et des bâtiments pour l'ordre religieux militaire dont il était commandeur. La totalité de ses revenus était estimée à dix-huit mille ducats d'or.

      Lorsque sa femme, la belle comtesse Clara, se sentit prise des douleurs de l'enfantement, il y eut un grand émoi dans le château. Elle passa tristement les mois de sa grossesse. Il semblait qu'une maladie terrible et mystérieuse se fût abattue sur elle. Souvent on la voyait pleurer sans motif ou tressaillir d'épouvante. Parfois, l'œil fixe, la poitrine haletante, elle paraissait subir la fascination de quelque fantôme visible à elle seule. En vain passait-elle la plus grande partie de ses nuits enfermée dans son oratoire. On l'entendait murmurer de longues prières, entrecoupées de sanglots convulsifs. Des rêves d'épouvante troublaient ses nuits, et maintes fois elle s'éveilla en sursaut, poussant des cris étouffés. Ni les soins affectueux de son mari, ni les encouragements du chapelain ne pouvaient lui rendre le calme.

      À l'annonce de la délivrance, attendue par la comtesse avec une si singulière appréhension, on fit venir de Séville un des plus illustres médecins du temps.

      C'était un juif baptisé du nom d'Alonzo Levita. Il avait étudié dans toutes les Universités d'Europe.

      Il interrogea la malade, examina les symptômes et rassura tout le monde. Quelques heures après, en effet, Doña Clara accouchait d'un beau garçon.

      Ce fut une chèvre qui servit de nourrice à Don Juan, une chèvre sauvage de la haute sierra.

      Il fut baptisé en grande cérémonie dans la cathédrale de Grenade, en présence des rois catholiques et de leur cour. Il eut pour marraine Doña Francesca Pacheco, marquise de Mondejar et pour parrain Don Juan de Ganelès, dont il prit le nom selon l'usage.

      La comtesse avait fait un projet. Elle voulait consulter un astrologue fameux qui lui avait été recommandé par Don Alonzo Levita. Les soucis qui l'avaient hantée dès les premiers jours de la conception de l'enfant ne s'étaient pas dissipés en effet.

      Elle s'en fut donc trouver Don Jorge, le frère de son mari, au cours d'un voyage à Séville, et lui fit part de son désir de se rendre en sa compagnie chez l'homme des sciences occultes.

      «Il me semble naturel en effet, Doña Clara, lui dit Jorge, que vous consultiez un professionnel de la Kabbale sur l'avenir de votre fils… Mais il faut prendre garde que ces kabbalistes sont souvent de simples coquins, fort capables d'attenter à la bourse et même à la vie des honnêtes gens. Je vous accompagnerai…

      –Jorge, je vous demande le secret. Si l'astrologue venait à me prédire quelque chose de fâcheux…

      –Je lui couperai les oreilles! Je n'entends pas qu'un drôle de cette espèce s'avise de faire de la peine à ma jolie belle-sœur.»

      Après l'oraison du soir, Don Jorge et Doña Clara, guidés par maître Alonzo Levita, se rendaient donc chez l'astrologue qui demeurait dans une rue déserte, à l'une des extrémités de la ville.

      Maître Max Jacobi avait été prévenu par son compère de l'honorable et lucrative visite qu'il allait recevoir. Aussi le guichet s'ouvrit-il au premier coup de marteau.

      Une vieille à tête de sorcière montra à travers les barreaux de fer sa lampe fumeuse. Son œil chassieux dévisageait avec méfiance les visiteurs.

      «Ouvrez, Barbara, dit le médecin. Votre maître nous attend.»

      La vieille obéit, en silence.

      Ayant suivi un long couloir sinueux, ils arrivèrent à une porte que Levita ouvrit sans plus de cérémonies, et ils se trouvèrent dans le laboratoire de l'astrologue qui était en même temps un alchimiste.

      C'était une grande pièce à haute voûte cintrée qu'éclairait une lampe suspendue à un crampon de fer. Des ombres irrégulières se jouaient sur les murs noircis de fumée. Il y avait peu de meubles mais beaucoup d'objets et ustensiles de science: fourneaux, soufflets, cornues, fioles, alambics, sphères, compas, équerres, sabliers, métaux, pierres, plantes desséchées, animaux empaillés, squelettes, ossements, une tête de mort à mâchoire démesurée entre autres, mille autres bric-à-brac accrochés, pendus, posés sur des planches, entassés ou épars sur le sol. Perché sur une carcasse mobile, au fond d'un angle obscur, un hibou se balançait en roulant dans l'ombre ses yeux lumineux et sinistres.

      La comtesse frissonna; Don Jorge leva les épaules avec une grimace. Quant à Levita, il souriait.

      Dans le coin le plus éloigné se trouvait une table singulièrement encombrée. Une petite lampe mobile projetait une lumière assez vive sur ce pêle-mêle. Dans un grand livre ouvert, posé sur un vieux pupitre, lisait l'astrologue. Sa tête chauve, où brillait le reflet de la lampe, reposait immobile entre ses deux mains. Il était tellement absorbé qu'il n'entendit pas les visiteurs entrer.

      Jorge, se penchant sur le livre, aperçut un grimoire indéchiffrable qui lui donna une opinion médiocre de l'orthodoxie du maître. Mais comme il ne s'en souciait pas autrement, il lui frappa sur l'épaule:

      «Hé! l'ami, voici que vous rend visite une dame de condition suffisamment élevée pour que vous preniez la peine de vous lever. Debout donc!»

      Don Jorge, vieux militaire, affectait un langage simple et cru.

      Maître Max Jacobi se leva en effet, salua gravement la comtesse et attendit. Son aspect n'allait pas sans en imposer: son front était vaste, ses yeux longs brillaient d'un regard intérieur, un regard de savant accoutumé à transformer en abstractions imprévues les images fournies à la méditation par la contemplation de la nature; sa tête présentait les modifications énergiques dues à des habitudes ascétiques.

      «Que voulez-vous savoir? madame, dit-il.

      –L'avenir de mon plus jeune fils.

      –Quelle partie de la science désirez-vous consulter, la chiromancie, la sciomancie, la néomancie, la nécromancie, l'oniromancie?

      –Parlez chrétien, interrompit brusquement Don Jorge. Madame n'entend pas l'hébreu!

      –Je vous demande, madame, s'il vous plaît d'interroger les signes de la main, les nombres ou les morts?…

      –Pas les morts! s'écria la comtesse avec effroi.

      –Les songes, continuait Jacobi, les astres…

      –Oui, les songes et les astres.

      –Les mains et les jeux de cartes, reprit Don Jorge d'un air entendu, cela est bon pour les petites gens qui se font tirer la bonne aventure à un maravédis par tête. Les songes me plaisent médiocrement, puisque toutes les vieilles commères s'en mêlent… Je me fais cependant une raison à leur endroit. Mais ce qui me convient tout à fait, ce sont les étoiles. Elles sont d'usage chez les princes et dans les familles considérables. Parlez donc, maître astrologue, mais faites-moi le plaisir de ne prédire à ma belle-sœur que choses agréables… Nous aurions autrement à en découdre ensemble. Je suis maître des hommes d'armes du Grand Capitaine et n'ai point le poignet pourri. Faites-en votre compte.

      –Monseigneur, répliqua l'astrologue, je ne suis que l'interprète des arrêts du ciel et ne dois point en subir les responsabilités.

      –Cela est juste, Don Jorge, dit la comtesse. Je vous prie de laisser parler en toute franchise le savant homme que j'interroge. Comment me