portant sur ses bras des bûches destinées au poêle.
Oskar remarqua quâelle faisait son travail avec concentration, les gestes sûrs, sans jamais se laisser distraire par lâatmosphère environnante. Cette particularité suscita en lui jalousie et admiration : il aurait aimé exécuter ces tâches.
Par la fenêtre, on voyait une neige mouillée qui, en tombant, fondait dans la boue de la rue.
â Je savais que je te trouverais ici !
Oskar sâétonna de connaître quelquâun dans ce village étranger. Dans un élan dâaffection, il se leva et pris la jeune femme dans ses bras.
â Je suis content de te voir ! Une mélancolie mâavait pris, à rester là , tu sais.
â Je suis désolée.
â Je ne sais pas, mon malaise vient peut-être de ce que jâavais des attentes différentes. Cette histoire de connexion avec le Grand Ski-lift mâa fait venir un tas de questions en tête.
â Je comprends ça ! sâexclama Clara, qui, se rappelant la rencontre du matin, lui demanda :
â Que tâa dit le directeur ? Câest possible de monter aux plateaux avec la nouvelle installation ?
â Câest là toute la question. Le directeur mâa assuré que tout peut fonctionner. Au sens strict, lâinstallation a été construite pour développer le tourisme, même sâil y a des doutes sur sa légalité. Mais dâaprès lui, ce nâest pas un problème pour un usager.
â Ne tâinquiète pas, cette affaire nâest pas si importante que ça. Tu passeras quand même tes vacances avec nous. Je nâai pas grand-chose à faire à cette période, les chasseurs ne viendront pas de tout lâhiver, au moins. Je tâaccompagnerai faire de belles promenades, et, même sâil nây a pas de pistes de ski, on passera un beau Noël.
Ces mots lui faisaient plaisir, et il regarda Clara avec tendresse. Cette femme lui plaisait.
Quand ils rentrèrent à lâhôtel pour déjeuner, elle lâaida à défaire ses valises dans la chambre des grands-parents, où il avait déjà dormi la nuit passée. Elle alluma du feu dans la petite cheminée, qui nâétait pas utilisée depuis des années : la pièce se remplit de fumée, et tous deux essayèrent alors de nettoyer le conduit en sâaidant du manche dâun balais.
Dans la cuisine de lâhôtel, les propriétaires avaient déjà fini de manger.
â Bonjour Monsieur Zerbi ! dit lâhomme en souriant. Ma femme et moi préférons manger tôt, nous avons des horaires à respecter. Mais ne vous inquiétez pas, ma fille vous tiendra compagnie.
â Alors, que dis-tu de rester à Valle Chiara pour Noël ? lui proposa Clara après le repas, tandis quâelle mettait les assiettes dans lâévier.
â D'accord. Je nâai pas encore pris ma décision pour le téléphérique qui monte aux plateaux⦠honnêtement je ne mâattendais pas à ce que les choses soient si compliquées. Mais je pense que je resterai encore quelques jours avec vous.
Clara semblait heureuse de cette décision. Mais lui était contrarié : son programme initial pour les vacances de Noël était compromis, et il se sentait dâautant moins enclin à prendre de nouvelles initiatives. Il était découragé, en somme, il voyait devant lui une trame très serrée qui ne lui laisserait aucune liberté.
Il retourna dans sa chambre, lâesprit fatigué, et le cerveau piqué par des milliers dâépingles. Il sâallongea sur le lit, fixant dans la pénombre les objets anciens éparpillés sur les meubles et accrochés aux murs, des objets de mauvais goût que, de toute évidence, les propriétaires avaient acheté dans des foires de campagne. Câétaient des souvenirs qui nâauraient rien dû signifier pour lui, mais que, conditionné par sa mémoire, il sentait pourtant comme familiers, exactement comme la cuisine de lâhôtel. Câétait la part « archaïque » de son Ãtre.
Tout commence dans lâenfance : sans aucune défense, sans avoir la possibilité de choisir les situations favorables, par définition. Le fait que les souvenirs ne soient sélectionnés quâau cours de la « vie » était un fait quâOskar tenait pour un aspect étrange de lâexistence. Cela voulait dire que lâÃtre est enfermé pour toujours dans une espèce dâaquarium. Une banalité à laquelle il nâavait jamais réfléchi sérieusement. Il avait parfois examiné la possibilité de vies prénatales ou de réincarnations, mais il était convaincu quâil sâagissait dâévocations qui nâallaient pas au-delà des explications sur le « déjà vu ».
Il sâendormit et rêva quâil glissait sur une longue vague, parfaitement lisse, sans la moindre strie. Câétait certainement un rêve important, dont il ne voulait pas se détacher, il sâagissait peut-être dâun Archétype incarné dans des signaux purs, comme le mouvement ondulatoire, par exemple.
Quand il ouvrit les yeux, il faisait encore nuit noire, la pièce lui apparut à la seule clarté irrégulière des braises de la cheminée. Il se sentait épuisé. Il regretta dâavoir quitté la Ville, même sâil se rendait compte quâil y vivait mal, noyé dans lâinutilité qui lui avait rongé lââme. Il était malade depuis trop longtemps, du reste, pour pouvoir espérer une résurrection et, pour survivre, il avait abusé des émotions, qui avaient fini par se déformer. Il décida donc quâil rentrerait en Ville le lendemain. Il ne pouvait pas rester dans cet hôtel à mendier la compagnie de la fille des propriétaires, qui sâétaient peut-être entendus entre eux pour ne pas le laisser seul. Clara était charmante, ou du moins elle lui paraissait charmante dans ces circonstances. Il lui semblait quâelle vivait une vie plutôt compacte, de celles où les pensées existent à lâétat solide.
Lâidée dâaccéder au Grand Ski-lift était maintenant devenue un exploit hors de sa portée. Oskar nâétait plus en mesure dâemprunter seul le téléphérique, et encore moins de passer la nuit en altitude dans un chalet dâalpage perdu. Il pensa quâil en serait certainement mort, anéanti par une immensité quâil ne pouvait assimiler.
Malgré sa fragilité, il oubliait parfois son mal-être et rêvait de parcourir le vaste monde, seul, sans destination précise, comme aurait pu le faire nâimporte quel sage capable dâidentifier les infinies nuances de la liberté.
Il était maintenant tout à fait réveillé, et ne se sentait plus fatigué. Ses yeux sâétaient habitués à la pénombre, la chambre commençait à lui procurer une sensation de bien-être, car il était allongé sur une surface sur laquelle glissaient les sentiments de sécurité et de continuité : un lieu lunaire, la Mer de la Tranquillité.
Clara ouvrit lentement la porte, sâapprochant du lit pour vérifier si Oskar dormait : en le voyant les yeux ouverts, elle sourit et lui posa une main sur le front.
â Je suis venue il y a un bon moment pour tâemmener aux sources voir le coucher de soleil. Tu te plaignais dans ton sommeil, tu as dû faire un cauchemar.
â Câest vrai ?
â Tu avais le front brûlant, dit-elle à voix basse.
â