ceci, le vicomte avait de secrètes raisons pour se rapprocher de Vincent; et celui-ci en avait d’autres encore pour accepter. La raison secrète de Robert, nous tâcherons de la découvrir par la suite; quant à celle de Vincent, la voici: un grand besoin d’argent le pressait. Lorsqu’on a le coeur bien en place, et qu’une saine éducation vous a inculqué de bonne heure le sens des responsabilités, on ne fait pas un enfant à une femme sans se sentir quelque peu engagé vis-à-vis d’elle, surtout lorsque cette femme a quitté son mari pour vous suivre. Vincent avait mené jus qu’alors une vie assez vertueuse. Son aventure avec Laura lui paraissait, suivant les heures du jour, ou monstrueuse ou toute naturelle. Il suffit, bien souvent, de l’addition d’une quantité de petits faits très simples et très naturels, chacun pris à part, pour obtenir un total monstrueux. Il se redisait cela tout en marchant et cela ne le tirait pas d’affaire. Certes il n’avait jamais songé à prendre cette femme définitivement à sa charge, à l’épouser après divorce ou à vivre avec elle sans l’épouser; il était bien forcé de s’avouer qu’il ne ressentait pas pour elle un grand amour; mais il la savait à Paris sans ressources; il avait causé sa détresse: il lui devait, à tout le moins, cette première assistance précaire qu’il se sentait fort en peine de lui assurer – aujourd’hui moins qu’hier encore, moins que ces jours derniers. Car, la semaine dernière il possédait encore les cinq mille francs que sa mère avait patiemment et péniblement mis de côté pour faciliter le début de sa carrière; ces cinq mille francs eussent suffi sans doute pour les couches de sa maîtresse, sa pension dans une clinique, les premiers soins donnés à l’enfant. De quel démon alors avait-il écouté le conseil? – la somme, déjà remise en pensée à cette femme, cette somme qu’il lui vouait, lui consacrait, et dont il se fût trouvé bien coupable de rien distraire, quel démon lui souffla, certain soir, qu’elle serait probablement insuffisante? Non, ce n’était pas Robert de Passavant. Robert jamais n’avait rien dit de semblable: mais sa proposition d’emmener Vincent dans un salon de jeu, tomba précisément ce soir-là. Et Vincent avait accepté.
Ce tripot avait ceci de perfide, que tout s’y passait entre gens du monde, entre amis. Robert présenta son ami Vincent aux uns et aux autres. Vincent, pris au dépourvu, ne put pas jouer gros jeu ce premier soir. Il n’avait presque rien sur lui et refusa les quelques billets que proposa de lui avancer le vicomte. Mais, comme il gagnait, il regretta de n’avoir point risqué davantage et promit de revenir le lendemain.
– A présent, tout le monde ici vous connaît; ce n’est plus la peine que je vous accompagne, lui dit Robert.
Ceci se passait chez Pierre de Brouville, qu’on appelais plus communément Pedro. A partir de ce premier soir, Robert de Passavant avait mis son auto à la disposition de son nouvel ami. Vincent s’amenait vers onze heures, causait un quart d’heure avec Robert en fumant une cigarette, puis montait au premier, et s’attardait auprès du comte plus ou moins de temps suivant l’humeur de celui-ci, sa patience et l’exigence de son état; puis l’auto l’emmenait rue Saint-Florentin, chez Pedro, d’où elle le ramenait une heure plus tard et le reconduisait, non pas précisément chez lui, car il eût craint d’attirer l’attention, mais au plus prochain carrefour.
La nuit avant-dernière, Laura Douviers, assise sur les marches de l’escalier qui mène à l’appartement des Molinier, avait attendu Vincent jusqu’à trois heures; c’est alors seulement qu’il était rentré. Cette nuit-là, du reste, Vincent n’était pas allé chez Pedro. Il n’avait plus rien à y perdre. Depuis deux jours, il ne lui restait des cinq mille francs, plus un sou. Il en avait avisé Laura; il lui avait écrit qu’il ne pouvait plus rien pour elle; qu’il lui conseillait de retourner auprès de son mari, ou de son père; d’avouer tout. Mais l’aveu paraissait désormais impossible à Laura, et même elle ne le pouvait envisager de sang-froid. Les objurgations de son amant ne soulevaient en elle qu’indignation et cette indignation ne la quittait que pour l’abandonner au désespoir. C’est dans cet état que l’avait retrouvée Vincent. Elle avait voulu le retenir; il s’était arraché d’entre ses bras. Certes, il avait dû se raidir, car il était de coeur sensible; mais plus voluptueux qu’aimant, il s’était fait facilement, de la dureté même, un devoir. Il n’avait rien répondu à ses supplications, à ses plaintes; et, comme Olivier qui les entendit le racontait ensuite à Bernard, elle était restée, après que Vincent eut refermé sa porte sur elle, effondrée sur les marches, à sangloter longtemps, dans le noir.
Depuis cette nuit, plus de quarante heures s’étaient écoulées. Vincent, la veille, n’était pas allé chez Robert de Passavant dont le père semblait se remettre; mais ce soir un télégramme l’avait rappelé. Robert voulait le revoir. Quand Vincent entra dans cette pièce qui servait à Robert de cabinet de travail et de fumoir, où il se tenait le plus souvent et qu’il avait pris soin d’aménager et d’orner à sa guise, Robert lui tendit la main, négligemment, par-dessus son épaule, sans se lever.
Robert écrit. Il est assis devant un bureau couvert de livres. Devant lui, la porte-fenêtre qui donne sur le jardin est grande ouverte au clair de lune. Il parle sans se retourner.
– Savez-vous ce que je suis en train d’écrire?.. Mais vous ne le direz pas… hein! vous me promettez… Un manifeste pour ouvrir la revue de Dhurmer. Naturellement, je ne le signe pas… d’autant plus que j’y fais mon éloge… Et puis, comme on finira bien par découvrir que c’est moi qui la commandite, cette revue, je préfère qu’on ne sache pas trop vite que j’y collabore. Ainsi: motus! Mais j’y songe: ne m’avez-vous pas dit que votre jeune frère écrivait? Comment donc l’appelez-vous?
– Olivier, dit Vincent.
– Olivier, oui, j’avais oublié… Ne restez donc pas debout comme cela. Prenez ce fauteuil. Vous n’avez pas froid? Voulez-vous que je ferme la fenêtre?… Ce sont des vers qu’il fait, n’est-ce pas? Il devrait bien m’en apporter. Naturellement, je ne promets pas de les prendre… mais tout de même cela m’étonnerait qu’ils fussent mauvais. Il a l’air très intelligent, votre frère. Et puis, on sent qu’il est très au courant. Je voudrais causer avec lui. Dites-lui de venir me voir. Hein? je compte sur vous. Une cigarette? – et il tend son étui d’argent.
– Volontiers.
– Maintenant, écoutez, Vincent; il faut que je vous parle très sérieusement. Vous avez agi comme un enfant l’autre soir… et moi aussi, du reste. Je ne dis pas que j’ai eu tort de vous emmener chez Pedro; mais je me sens responsable, un peu, de l’argent que vous avez perdu. Je me dis que c’est moi qui vous l’ai fait perdre. Je ne sais pas si c’est ça qu’on appelle des remords, mais ça commence à me troubler le sommeil et les digestions, ma parole! et puis je songe à cette pauvre femme dont vous m’avez parlé… Mais ça, c’est un autre département; n’y touchons pas; c’est sacré. Ce que je veux vous dire, c’est que je désire, que je veux, oui, absolument, mettre à votre disposition une somme équivalente à celle que vous avez perdue. C’était cinq mille francs, n’est-ce pas? et que vous allez risquer de nouveau. Cette somme, encore une fois, je considère que c’est moi qui vous l’ai fait perdre; que je vous la dois; vous n’avez pas à m’en remercier. Vous me la rendrez si vous gagnez. Si non, tant pis! nous serons quittes. Retournez chez Pedro ce soir, comme si de rien n’était. L’auto va vous conduire, puis viendra me chercher ici pour me mener chez Lady Griffith, où je vous prie de venir ensuite me retrouver. J’y compte, n’est-ce pas? L’auto retournera vous prendre chez Pedro.
Il ouvre un tiroir, en sort cinq billets qu’il remet à Vincent:
– Allez vite…
– Mais votre père…
– Ah! j’oubliais de vous dire: il est mort, il y a… Il tire sa montre et s’écrie: – Sapristi, qu’il est tard! bientôt minuit… Partez vite. – Oui, il y a environ quatre heures.
Tout cela dit sans précipitation aucune, mais au contraire avec une sorte de nonchaloir.
– Et vous ne restez pas à le…
– A le veiller? interrompt Robert. Non; mon petit frère s’en charge; il est là-haut avec sa vieille bonne qui s’entendait avec le défunt mieux