d’être restaurée dans un cadre européen. Elle mandate en février 1990 son ministère des affaires étrangères, Douglas Hurd, pour pousser dans les négociations l’option d’une “association européenne élargie <…> accueillant les pays est-européens et, à terme, l’Union soviétique”15, avant de préciser que cette politique conduira à renforcer la CSCE.
M. Gorbatchev n’a pas su tirer profit de cette convergence fugace avec des dirigeants ouest européens, favorables eux aussi à une réunification allemande au rythme maîtrisé, accompagnée d’une montée en puissance de la CSCE. Fort de la victoire de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) aux premières élections libres en République démocratique d’Allemagne (RDA) en mars 1990, le chancelier Kohl prône une solution rapide: l’absorption pure et simple de la RDA par la République fédérale d’Allemagne (RFA). Le temps joue en faveur de M. Kohl et du président américain Georges Bush, son principal allié. L’Union soviétique a besoin d’argent ; Washington, qui ne peut décemment financer son adversaire, enjoint Bonn à se montrer généreux. Les 13,5 milliards de marks promis l’Allemagne, au titre de contribution au rapatriement des troupes soviétiques, rendent l’URSS plus conciliante.
Avec le traité Start de 1990, les Occidentaux ont obtenu une réduction drastique des arsenaux nucléaires, les “démocraties populaires” sont tombées les unes après les autres, mais lorsque Gorbatchev réclame une aide économique lors du sommet du G7 à Londres en juillet 1991, les Américains disent qu’ils ne sont pas prêts à faire des investissements “non rentables”. L’effondrement de l’Union soviétique en décembre 1991 tient lieu de coup de grâce au projet paneuropéen. Dans les années qui suivent, Washington estime que la disparition du pays à qui avaient été faites des promesses orales les libère de leur engagement. C’est donc le modèle préfiguré par la réunification allemande qui s’impose au reste de l’Europe, à savoir l’absorption de l’Est par l’Ouest: l’Alliance atlantique intègre par vagues successives les anciennes démocraties populaires, plus les ex-républiques soviétiques baltes (voir la carte ci-contre). L’Union européenne en fait autant.
En 1993, M. Mitterrand s’offusque de l’adhésion des pays de l’Est à l’OTAN, une alliance qu’il voulait voir devenir plus politique, moins militaire. Aux États-Unis aussi, quelques voix s’élèvent très tôt pour alerter des dangers d’une telle dynamique. Elle risque de produire chez la Russie la réaction nationaliste qu’elle est censée prévenir. Même le père de la doctrine de l’endiguement de l’expansionnisme soviétique en 1946, George F. Kennan, dénonce dès 1997 l’élargissement de l’OTAN comme “la plus fatale erreur de politique américaine depuis la guerre”. “Cette décision de l’Occident, prévient l’ancien diplomate, va porter préjudice au développement de la démocratie russe, en rétablissant l’atmosphère de la Guerre froide <…>. Les Russes n’auront d’autre choix que d’interpréter l’expansion de l’Otan comme une action militaire. Ils iront chercher ailleurs des garanties pour leur sécurité et leur avenir”. Critique de l’hubris américaine, M. Jack Matlock, l’ambassadeur des États-Unis en Union soviétique entre 1987 et 1991, note que “trop d’hommes politiques américains voient la fin de la guerre froide comme s’il s’agissait d’une quasi-victoire militaire. <…> La question n’aurait pas dű être – élargir et non l’OTAN – mais plutôt d’explorer comment les États-Unis pouvaient garantir aux pays d’Europe centrale que leur indépendance serait préservée et, en même temps, créer en Europe un système de sécurité qui aurait confié la responsabilité de l’avenir du continent aux Européens eux-mêmes”16.
Dans les années 1990, affaiblie par le chaos économique et social, la Russie n’a guère les moyens de défendre ses intérêts géopolitiques. Mais la timidité de sa réaction tient aussi à sa volonté de préserver son statut de grande puissance en tant que partenaire privilégié des Américains. Or, sur ce point, les Occidentaux ont laissé à la Russie quelques raisons d’espérer. Moscou a récupéré son arsenal nucléaire dispersé dans les anciennes républiques soviétiques avec la bénédiction de Washington; elle conserve son siège au conseil de sécurité des Nations; elle se voit offrir de siéger dans le club des grandes puissances capitalistes, le G7. “Il régnait à l’époque une atmosphère d’euphorie, se rappelle l’ancien vice-ministre des affaires étrangères (1986–1990) Anatoli Adamichine, nous pensions être dans “le même bateau que l’Occident”17”. Les dirigeants russes ne présentent pas tout . de suite l’élargissement comme une menace militaire. Ils s’inquiètent plutôt de leur isolement, qu’ils s’efforcent de prévenir en avançant une série de propositions18. Boris Eltsine formule dès décembre 1991 le souhait que son pays rejoigne l’organisation “à long terme”. Son ministre des affaires étrangères russe Andreï Kozyrev évoque la possibilité de subordonner l’Alliance aux décisions à la CSCE (en passe de devenir l’OSCE).
L’intervention de l’OTAN en ex-Yougoslavie en 1999, hors de tout mandat des Nations unies, fait prendre à la Russie la mesure de sa relégation stratégique. L’Alliance atlantique, dont elle est exclue, lui apparaît alors comme le bras armé d’un camp vainqueur, tellement assuré de sa force qu’il entend l’imposer, y compris en dehors de sa zone. “Le bombardement de Belgrade par l’OTAN [en 1999] a suscité une très grave déception pour ceux qui, comme moi, croyaient dans le projet de la maison commune européenne”, nous confie Youri Roubinski, premier conseiller politique à l’Ambassade de Russie à Paris entre 1987 et 1997. “L’élan vers l’Europe impulsé par Gorbatchev a cependant continué d’exercer sa force d’inertie positive de nombreuses années”.
Il est généralement admis que l’arrivée d’un ancien agent des services secrets russes à la tête de l’État russe en 2000 marque une rupture par rapport aux années Eltsine, présentées comme plus ouvertes sur l’Occident et plus démocratiques. C’est oublier que le premier mandat de M. Poutine commence sur une initiative très europhile. En 2001, depuis la tribune du Bundestag, il appelle l’Europe à “unir ses capacités au potentiel humain, territorial, naturel, économique, culturel et militaire de la Russie”. La même année, après les attentats du 11 septembre, la Russie propose une coalition contre le terrorisme, inspirée de celle qui a vaincu les nazis durant la seconde guerre mondiale. Mais en décembre de la même année, les États-Unis de nouveau en quête de supériorité militaire annoncent qu’ils sortent du traité sur les missiles antimissiles (ABM) signé par Brejnev et Nixon en 1972.
En février 2007 à Munich, M. Poutine fustige l’unilatéralisme américain: “On veut nous infliger de nouvelles lignes de démarcation et de nouveaux murs”. En 2008, il lance ses troupes pour bloquer l’offensive du président géorgien contre l’Ossétie du Sud et contrecarrer indirectement une extension de l’Otan dans le Caucase. Mais il ne renonce pas au dialogue et propose même en novembre 2009 un traité de sécurité en Europe. La proposition est ignorée.
Rejetée aux marges de l’Europe, la Russie poursuit, de son côté, son projet d’intégration économique régionale avec d’anciennes républiques soviétiques centre-asiatiques et caucasiennes (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan puis Arménie) et la Biélorussie. Mais là encore, Moscou ne cherche pas à tourner le dos à l’Europe, son premier partenaire commercial et principale destination de ses exportations de gaz. Grâce à ce projet, la Russie pense au contraire pouvoir négocier en meilleure posture un partenariat avec l’UE… à condition d’intégrer l’Ukraine, pièce maîtresse de son édifice. Moscou accuse aujourd’hui l’Union européenne de l’avoir exclu des discussions portant sur l’accord d’association avec l’Ukraine, qui a mis le feu aux poudres en 2013–2014. Alors qu’à Moscou, on estime qu’en vertu des liens historiques et économiques avec Kiev, Bruxelles aurait dű associer Moscou aux discussions, règne en Europe la conviction diamétralement opposée. “L’idée même