tant qu’Amon, nous endurons. Cette phrase avait été son mantra pendant plus d’une décennie de sa vie, mais c’était fini tout ça. Autant que Rais le sache, Amon n’était plus rien depuis l’attentat déjoué à Davos. Ses leaders avaient été capturés ou tués et chaque force de police du monde entier connaissait la marque, le glyphe d’Amon que ses membres brûlaient au fer rouge sur leur peau. Rais n’avait pas le droit de regarder la télévision, mais il apprenait les nouvelles par ses gardes armés qui parlaient beaucoup (et très longtemps, souvent au grand dam de Rais).
Il avait lui-même arraché la marque de sa peau en la découpant avant d’être amené à l’hôpital de Sion, mais ça n’avait servi à rien. Ils savaient qui il était et ce qu’il avait fait, du moins en partie. Quand bien même, la cicatrice rose irrégulière et marbrée, là où il portait auparavant la marque sur son bras, était là pour lui rappeler quotidiennement qu’Amon n’existait plus. Donc il lui paraissait tout à fait logique que son mantra change.
J’endure.
Elena prit le gobelet en polystyrène, le remplit d’eau fraîche et ajouta une paille. “Vous voulez boire un peu ?”
Rais ne répondit pas, mais il se pencha légèrement en avant et entrouvrit les lèvres. Elle guida précautionneusement la paille vers lui, les deux bras tendus, coudes serrés, son corps penché en arrière dans un angle bizarre. Elle avait peur. Quatre jours plus tôt, Rais avait essayé de mordre le Dr. Gerber. Ses dents avaient juste éraflé le cou du médecin, pas même entaillé la peau, mais ça lui avait quand même valu de prendre un coup à la mâchoire de la part de l’un de ses gardes.
Rais ne tenta rien cette fois. Il prit de longues et lentes gorgées à la paille, amusé par la peur de la fille et la tension angoissée des deux officiers de police qui observaient la scène, derrière elle. Quand il eut terminé, il se pencha de nouveau en arrière. Elle poussa un audible soupir de soulagement.
J’endure.
Il avait enduré pas mal de choses ces quatre dernières semaines. Il avait subi une néphrectomie pour retirer son rein perforé. Il avait enduré une seconde chirurgie pour extraire une portion de son foie lacéré. Et il avait subi une troisième procédure visant à s’assurer qu’aucun autre de ses organes vitaux n’étaient endommagés. Il avait passé plusieurs jours en soins intensifs, avant de se retrouver dans une unité médico-chirurgicale, mais il n’avait jamais quitté le lit auquel il était attaché par les deux poignets. Les infirmiers le retournaient, changeaient son bassin hygiénique et essayaient de lui apporter autant de confort que possible, mais il n’était jamais autorisé à s’asseoir, se lever ou se déplacer de son plein gré.
Les sept blessures par coups de couteau dans son dos, ainsi que celle dans sa poitrine, avaient été suturées et, comme l’infirmière de nuit Elena le lui rappelait continuellement, elles guérissaient bien. Toutefois, les médecins ne pouvaient pas faire grand-chose pour ses nerfs endommagés. Parfois, son dos entier s’engourdissait jusqu’aux épaules, voire même jusqu’aux biceps par moments. Il ne sentait plus rien, comme si ces parties de son corps appartenaient à quelqu’un d’autre.
À d’autres moments, il se réveillait d’un sommeil de plomb avec un hurlement dans la gorge, alors qu’une douleur brûlante s’emparait de lui comme un orage colérique. Ça ne durait jamais très longtemps, mais c’était vif, intense et de survenance irrégulière. Les médecins appelaient ça des “aiguillons,” un effet secondaire parfois observé chez les personnes ayant eu des dommages nerveux aussi étendus que les siens. Ils lui avaient assuré que ces aiguillons s’estompent souvent et cessent entièrement de se manifester, mais ils ne pouvaient pas lui dire quand ce serait le cas. Au lieu de ça, ils lui avaient dit qu’il avait de la chance que sa moelle épinière n’ait pas été endommagée. Ils lui avaient d’ailleurs dit qu’il avait de la chance tout court d’avoir survécu à ses blessures.
C’est ça, de la chance, avait-il amèrement pensé. Chanceux de guérir uniquement pour tomber aux mains impatientes de la CIA dans un site secret. Chanceux que tout ce pourquoi il avait œuvré ait été réduit en pièces en un seul jour. Chanceux d’avoir été battu non pas une, mais deux fois par Kent Steele, un homme qu’il haïssait et abhorrait de toutes les fibres possibles de son être.
J’endure.
Avant de quitter la pièce, Elena remercia en allemand les deux officiers et promit de leur apporter du café quand elle repasserait plus tard. Une fois partie, ils retournèrent à leur poste, juste derrière la porte qui restait toujours ouverte, et ils reprirent leur conversation à propos d’un récent match de football. Rais maîtrisait plutôt bien l’allemand, mais les particularités du dialecte suisse-allemand et la vitesse à laquelle ils parlaient ne lui permettaient pas de comprendre par moments. Toutefois, les officiers de l’équipe de jour parlaient souvent en anglais, grâce à quoi il avait appris la plupart des nouvelles sur ce qui se passait en-dehors de sa chambre d’hôpital.
Les deux hommes faisaient partie de la Police Fédérale Suisse qui avait imposé qu’il y ait en permanence deux grades devant sa porte, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ils faisaient des rotations toutes les huit heures, avec des gardes totalement différents le vendredi et le week-end. Ils étaient toujours deux. Toujours. Si un des officiers devait aller aux toilettes ou chercher quelque chose à manger, ils devaient d’abord appeler un membre de la sécurité de l’hôpital et attendre qu’il arrive. La plupart des patients dans son état et son avancement de guérison auraient certainement été transféré dans une maison de repos de moindre niveau, mais Rais était resté à l’hôpital. C’était un bâtiment mieux sécurisé avec ses unités fermées et ses gardes armés.
Ils étaient toujours deux. Toujours. Et Rais avait fini par se dire qu’il pourrait en tirer avantage.
Il avait eu beaucoup de temps pour préparer son évasion, en particulier ces derniers jours, car le niveau de ses médicaments avait diminué et il pouvait donc réfléchir de façon tout à fait lucide. Il avait passé en revue plusieurs scénarios dans sa tête, encore et encore. Il avait mémorisé les plannings et écouté les conversations. Il ne faudrait pas longtemps avant qu’ils se débarrassent de lui, quelques jours tout au plus.
Il devait agir et il avait décidé de le faire cette nuit.
Ses gardes étaient devenus complaisants au fil des semaines à rester postés devant sa porte. Ils l’appelaient le “terroriste” et savaient qu’il était un meurtrier mais, en dehors de l’incident mineur avec le Dr. Gerber quelques jours plus tôt, Rais n’avait rien fait d’autre que rester allongé en silence, immobile la plupart du temps, permettant aux équipes d’effectuer leur tâche sans encombre. Si personne ne se trouvait avec lui dans sa chambre, les gardes faisaient à peine attention à lui et ne lui jetaient qu’un bref coup d’œil de temps à autre.
Il n’avait pas essayé de mordre le médecin par dépit ou par malice, mais par nécessité. Gerber s’était penché pour lui afin d’inspecter la blessure sur son bras, là où il avait découpé la marque d’Amon, et la poche de la blouse blanche du médecin avait effleuré les doigts de la main enchaînée de Rais. Il s’était précipité, claquant des mâchoires, et le docteur avait fait un bond en arrière, effrayé, alors que les dents éraflaient son cou.
Et un stylo-plume était resté fermement accroché dans le poing de Rais.
L’un des officiers de garde lui avait donné une belle claque sur le visage à cause de ça et, au moment où il avait reçu le coup, Rais avait fait glisser le stylo sous ses draps, juste en-dessous de sa cuisse gauche. Il y était resté trois jours, caché sous les draps, jusqu’à la nuit précédente. Il l’avait ressorti pendant que les gardes discutaient dans le couloir. D’une main, incapable de voir ce qu’il était en train de faire, il avait séparé les deux moitiés du stylo et retiré la cartouche, agissant lentement et sans secousses pour ne pas renverser l’encre. Le stylo était de style classique avec une plume dorée qui pouvait s’avérer être un outil dangereux. Il glissa cette partie sous les draps. L’autre partie