et sans ride donnant l’impression qu’il s’agissait d’un travail inachevé.
Huit mois plus tôt, l’ancien président russe Dmitri Ivanov avait démissionné. Du moins, c’était la formule consacrée. À la suite de l’énorme scandale américain, il avait simultanément été découvert que le gouvernement russe était dans le coup, apportant non seulement son soutien aux USA au Moyen Orient, tout en attendant patiemment que le monde se concentre sur le Détroit d’Hormuz pour pouvoir s’emparer des sites de production pétrolière ukrainiens dans la Mer Baltique.
Aucune arrestation n’avait eu lieu en Russie, aucune sentence déclarée, aucune peine de prison purgée. Sous la pression de l’ONU et de l’ensemble du monde, Ivanov avait simplement démissionné et avait été sommairement remplacé par Kozlovsky qui, d’après ce qu’en savait Karina, était plus une doublure qu’un rival politique d’aucune sorte, malgré ce que les médias disaient.
Kozlovsky esquissa un sourire suffisant. “Ce fut un plaisir, Président Harris.” À Pavlo, il décocha seulement un bref hochement de tête avant de tourner les talons et de quitter la pièce.
Vingt minutes plus tôt, l’agent des Services Secrets avait escorté Karina jusqu’à la plus petite des trois salles de conférence du sous-sol de la Maison Blanche, dans laquelle se trouvait une longue table en bois exotique sombre, huit chaises en cuir, un écran de télévision et rien d’autre. Pas âme qui vive. Quand Karina avait été appelée comme interprète, elle s’était dit qu’il y aurait des caméras, des reporters, des membres des deux cabinets gouvernementaux, ainsi que la presse et les médias lors de cette réunion.
Mais il n’y avait eu qu’elle, puis Kozlovsky, et enfin Samuel Harris.
Le président des États-Unis Samuel Harris, debout à sa droite, avait soixante-dix ans. Il était à moitié chauve, avec un visage creusé par l’âge et le stress, ainsi que des épaules perpétuellement affaissées à cause d’une blessure au dos qu’il avait subie alors qu’il servait le pays au Vietnam. Pourtant, il se déplaçait avec superbe et sa voix rauque était bien plus autoritaire que sa stature le laissait supposer.
Harris avait facilement battu l’ancien président, Eli Pierson, lors des élections de novembre dernier. Malgré une sympathie certaine du public due à la tentative d’assassinat sur Pierson huit mois plus tôt, et malgré les efforts plutôt nobles de l’ancien président pour rebâtir son cabinet à la suite du scandale iranien qui avait éclaté, les États-Unis avaient perdu foi en lui.
Pour Karina, Harris ressemblait à un vautour, comparaison d’autant plus valable qu’il avait plongé en piqué pour voler les votes à Pierson comme un charognard arrachant les entrailles d’une carcasse qui avait commis bien trop d’erreurs et donné sa confiance aux mauvaises personnes. Harris, en tant que candidat démocrate, avait à peine eu à faire de promesses, à part celle de débusquer et de mettre rapidement un terme à toute nouvelle corruption éventuelle à la Maison Blanche. Mais, comme venait juste de le découvrir Karina Pavlo, la nouvelle corruption à la Maison Blanche était fermement installée, et peut-être seulement dans le bureau présidentiel.
La visite du président russe Kozlovsky avait été très suivie, couverte par presque tous les médias des États-Unis. C’était la première fois depuis que la cabale secrète avait été révélée dans les deux gouvernements que ces deux nouveaux leaders mondiaux se rencontraient en face à face. Il y avait eu des conférences de presse, une couverture permanente des médias, des réunions avec des centaines de caméras dans la pièce pour discuter de la façon dont les deux nations pouvaient avancer de manière amiable et alignée à la suite de la récente catastrophe.
Mais Karina savait à présent que c’était du chiqué. Ces quelques dernières minutes passées avec ces deux dirigeants, l’araignée et le vautour, lui avaient révélé que l’anglais de Kozlovsky était au mieux rudimentaire, et que Harris ne parlait pas un mot de russe, donc sa présence s’était révélée impérative et leurs discours étaient devenus les siens.
Tout avait commencé assez innocemment par des échanges de civilités. L’anglais passait de Harris à elle, puis elle s’exprimait en russe pour Kozlovsky et vice versa, comme si Karina était une traductrice automate. Les deux hommes se regardaient dans les yeux, ne lui posant pas une seule question et ne semblant même pas conscients de sa présence une fois la réunion entamée. Elle régurgitait mécaniquement leurs mots comme un processeur. Ils entraient dans ses oreilles dans une langue, sortant de sa bouche dans une autre.
Ce ne fut que lorsque la sinistre motivation de cette réunion privée fut dévoilée que Karina réalisa, lors de ces quelques minutes passées enfermée dans une salle du sous-sol de la Maison Blanche avec ces deux seuls hommes, que c’était la véritable raison à la visite du président russe aux États-Unis. Tout ce qu’elle pouvait faire était de traduire de façon aussi neutre que possible, en espérant que l’expression de son visage ne la trahisse pas.
Soudain, Karina Pavlo prit vaguement conscience qu’il était peu probable qu’elle quitte le sous-sol de la Maison Blanche vivante.
Une fois que Kozlovsky eut quitté la pièce, le président Harris se tourna vers elle, esquissant son sourire mauvais comme si la conversation qu’elle venait de traduire ne s’était pas produite et qu’il ne s’agissait de rien de plus qu’une formalité. “Merci, Mademoiselle Pavlo,” dit-il sur un ton paternel. “Votre expérience et votre expertise sont appréciables et de grande valeur.”
Peut-être était-ce à cause du choc ou de ce qu’elle venait juste d’apprendre, mais toujours est-il qu’elle se força immédiatement à sourire elle aussi. Ou peut-être était-ce dû à la facilité avec laquelle Harris semblait adopter un comportement aussi poli, alors qu’il savait pertinemment que l’interprète avait entendu chaque mot et les avait en fait répétés à l’autre partie sans rien omettre. Dans tous les cas, Karina se retrouva à sourire et à ouvrir la bouche contre sa volonté. “Merci pour cette opportunité, Monsieur le Président.”
Il sourit à nouveau. Elle n’aimait pas ça, ce sourire. Il n’y avait aucune gaieté dedans. Il était plus mauvais que joyeux. Elle l’avait vu une centaine de fois à la télévision, durant sa campagne. Mais, en personne, il était encore plus étrange à observer. Il lui donnait l’impression qu’il savait quelque chose qu’elle ignorait… ce qui était certainement vrai.
Une alarme retentit dans sa tête. Elle se demanda jusqu’où elle parviendrait à aller si elle le poussait pour s’enfuir. Pas bien loin, songea-t-elle. Elle avait vu au moins six agents des Services Secrets dans les couloirs du sous-sol, et elle était également sûre que le chemin qu’elle avait emprunté pour descendre ici était gardé.
Le président s’éclaircit la gorge. “Vous savez,” lui dit Harris, “il n’y avait personne d’autre dans cette pièce pour une bonne raison. Et je suis sûr que vous imaginez laquelle.” Il gloussa légèrement, comme si la menace mondiale que Karina venait juste d’apprendre était une plaisanterie. “Vous êtes la seule personne au monde à être au courant du contenu de cette conversation. S’il devait fuiter, je saurais de qui ça vient. Et les choses ne se passeraient pas bien pour cette personne.”
Le sourire resta sur le visage de Harris, mais il n’était en aucun cas rassurant.
Elle força ses lèvres à esquisser un sourire gracieux. “Bien sûr, Monsieur. La discrétion est l’une de mes qualités premières.”
Il tendit la main et tapota la sienne. “Je vous crois.”
J’en sais trop.
“Et je suis sûr que vous garderez le silence.”
Il essaie de m’apaiser. Il n’y a aucune chance qu’ils ne me laissent vivre.
“En fait, je suis sûr que j’aurai de nouveau besoin de vos services dans un futur proche.”
Il n’y avait rien que Harris puisse dire pour contrecarrer ses instincts. Le président aurait pu la demander en mariage là, maintenant, que la sensation de chair de poule sur sa nuque