plusieurs jours avant de nous raser parce que nous aimions l’air plus âgé qu’elle nous donnait. Nous avions des visages presque enfantins et, depuis nos vingt ans, la laisser pousser était la seule façon de montrer que nous étions désormais plus que de simples adolescents.
« Bien, dit Angelo, nous pouvons commencer. Vos grand-oncle et grand-tante n’ont pas pu venir, même s’ils le voulaient, mais ils sont repartis vivre en Amérique et ne pouvaient pas affronter un voyage aussi long. Vous serez donc les seuls à assister à la lecture du testament. »
Alex haussa les sourcils : « Alors ? Qu’est-ce que tu attends pour lire ce truc ? Il approcha une chaise du bureau et s’assit à mes côtés.
— Pourquoi tu ne te détends pas ? je répliquai, gêné de le voir se plaindre comme toujours. Aie au moins du respect pour celui qui l’a écrit. »
Alex se tourna vers Angelo : « Ne fais pas attention à mon frère. Il est d’humeur sentimentale, mais il ne fait que jouer les saints.
— Alex ! je criai.
— Johnny n’est pas le seul dans cette pièce à qui Giovanni manque. Je l’aimais beaucoup moi aussi, le réprimanda Angelo.
Alex secoua la tête :
— Non, je ne me suis pas expliqué. Je ne parle pas de notre grand-père. Je l’aimais autant que vous, voire plus. Je parle de mon frère, convaincu que le deuil doit être porté comme un étendard à montrer au monde. »
Je le regardai dans les yeux tandis qu’il parlait et n’eus pas le courage de répliquer lorsque je remarquai qu’il était sur le point de pleurer. Alex avait toujours essayé de cacher ses émotions, parce qu’il pensait qu’elles le rendaient faible. Il avait toujours été le plus fort de nous deux, celui qu’on appellerait si on devait se battre et voulait être sûr d’en sortir vainqueur.
« Je crois que c’est mieux que je commence à lire le testament, dit Angelo, vous aurez probablement beaucoup de choses à discuter par après. »
Je le regardai d’un air interrogateur, mais il prit une pile de feuilles sur le bureau et commença à lire : « Moi, Giovanni Biondi, résidant à Palerme, en pleine possession de mes facultés mentales, rédige ci-après mes dernières volontés par lesquelles j’annule tout autre testament précédent. Premier point : Giovanni et Alex, mes petits-fils bien-aimés, ne savent pas que je n’ai jamais vendu le Manoir de Mondello, domaine que nous possédons depuis de nombreuses années le long de la route qui mène à la plage de Mondello. »
Bouleversé, je lançai un regard de travers à Alex, mais il fixait Angelo, dans l’attente qu’il reprenne sa lecture.
« Je me souviens très bien des années durant lesquelles Giovanni et Alex jouaient heureux. Ils se disputaient comme chien et chat, mais faisaient semblant. Ils s’aimaient. C’est différent aujourd’hui, ils ne jouent plus et ne font plus semblant. Il y a des années, j’ai été sur le point de vendre le Manoir de Mondello. J’avais besoin d’argent et n’arrivais pas à en trouver. Mais Giovanni et Alex étaient restés seuls après le décès de leurs parents et j’ai compris que je ne pouvais pas vendre le domaine. Notre famille aurait perdu son histoire et, avec elle, tous ses souvenirs. Maintenant que je vais mourir, le Manoir de Mondello est tout ce que j’ai. Je vous le laisse. Naturellement, je désirerais que vous le rameniez à sa splendeur d’autrefois, mais uniquement si vous en avez envie. Autrement, vendez-le et profitez de l’argent pour moi. La seule clause (merci Angelo de m’avoir suggéré le mot correct) est qu’aucun de vous deux ne peut vendre sa part sans le consentement de l’autre. Je sais qu’un jour ou l’autre, vous arrêterez de vous disputer. »
Angelo posa les feuilles et me regarda dans les yeux. Il reprit sa lecture un instant plus tard. Mon grand-père m’avait laissé sa vieille voiture d’époque, plusieurs meubles sculptés à la main à Alex, ses vêtements griffés à ses frères et les nombreux albums photos et de souvenirs qu’il avait écrits durant sa jeunesse répartis entre nous tous.
Angelo s’appuya contre le dossier de son fauteuil et il y eut un instant de silence. Puis il soupira et dit : « Lorsqu’il a écrit ce testament, il a fait mille tentatives. Il m’a expliqué qu’il n’avait aucune intention de vous obliger à agir dans un sens plutôt que dans l’autre. Il me répétait qu’il vous aimait et qu’il ne voulait pas que vous vous sentiez contraints, en aucune façon. Il l’a refait des centaines de fois, mais chaque fois qu’il le réécrivait, il pensait que la première version était la meilleure. » Il sourit et continua : « Il voulait que vous gardiez le Manoir de Mondello. Et il l’a donc laissé comme il était. Je pense que c’est important que vous sachiez ce qu’il désirait en vous laissant cet héritage. Nous avons beaucoup ri pendant qu’on l’écrivait, votre grand-père était vraiment sympathique. »
Je souris mais regardai Alex, tendu de colère : « Très émouvant » dit-il d’un ton sarcastique alors qu’Angelo le regardait surpris. « Tu me dis à quel point mon grand-père était sympathique. Mais en attendant, de quoi avons-nous hérité, nous ? »
Angelo et moi le regardâmes déconcertés : « Vous héritez du Manoir de Mondello naturellement. Ou d’argent comptant. Vous pouvez choisir de vendre ou non. »
Alex le regarda : « Nous n’héritons que d’un grand sentiment de culpabilité, dit-il en colère. Même toi, tu penses que nous ne devrions pas vendre parce que notre grand-père ne l’aurait pas voulu. Bien, écoutez-moi une bonne fois : si vous pensez que j’ai envie de me risquer dans une aventure bizarre pour ramener ce domaine à la vie, vous vous trompez lourdement. Je ne roule pas sur l’or et je ne pourrai pas investir dans cette baraque, alors qu’une vente me rapporterait immédiatement de l’argent.
— Maintenant, c’est toi qui me comprends mal, Alex. Je l’ai dit à monsieur Giovanni et je vous le dis aussi : mon conseil est de vendre. Et il savait que je vous le conseillerais.
— Tu plaisantes ? je hurlai incrédule alors que tous deux me regardaient d’un air étonné. Je n’en crois pas mes oreilles. On vient juste d’apprendre que ce que voulait mon grand-père était que nous gardions le Manoir de Mondello et toi tu nous conseilles de la vendre sans hésitation.
— Je ne suis pas complètement d’accord avec Alex mais une chose est sûre. De nos jours, il faut vivre et pour le faire, il est nécessaire de prendre des décisions difficiles qui vont à l’encontre des rêves d’enfance ou des sentiments » soupira Angelo.
Je tentai d’influencer les sentiments d’Alex encore une fois : « Tu le veux vraiment ? Tu ne désires vraiment pas avoir un souvenir de notre famille ?
Alex s’assombrit :
— Tu ne me comprends pas, comme d’habitude. Ça me plairait, mais on ne peut pas garder en vie des souvenirs… aussi coûteux !
— Mais on ne peut pas non plus les effacer d’un coup d’éponge ! Je criai. Alex, je ne dis pas qu’il faut le garder. Mais donnons-nous le temps d’y penser. Jetons-y un œil et on décidera ensuite quoi en faire.
Angelo haussa les épaules.
— Ça me semble une bonne idée.
— Bien, lâcha enfin Alex, appelle-moi après avoir vu le Manoir de Mondello. Il n’y aura rien à discuter, mais appelle-moi. »
Il se leva de sa chaise, salua Angelo d’un signe de tête et referma la porte derrière lui.
Alex sorti, Angelo fit le tour du bureau et s’y appuya, face à moi.
« Désolé, ça ne s’est pas très bien passé. Je suis aussi désolé d’avoir suggéré de vendre, Johnny, mais il m’avait semblé…
— Oh, pas de souci. Ce n’est pas ta faute. Je suis sûr qu’un autre à ta place aurait dit la même chose. »
Le silence tomba subitement alors que nous nous regardions. Chacun de nous voyait quelque chose de différent dans les yeux de l’autre. Il n’était