George Sand

L'Uscoque


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d'entendre les lamentations ordinaires de tout commandant de place condamné à un hivernage triste et périlleux. Il l'écoutait à peine; cependant un nom qu'il prononça le tira tout à coup de sa rêverie.

      «Soranzo? s'écria-t-il, ne pouvant plus se maîtriser, qui donc est ce

       Soranzo, et où est-il maintenant?

      —Messer Orio Soranzo, le gouverneur de cette île, est celui dont j'ai l'honneur de parler à votre seigneurie, répondit Léontio; il est impossible qu'elle n'ait pas entendu parler de ce vaillant capitaine.»

      Ezzelin se rassit en silence; puis, au bout d'un instant, il demanda pourquoi le gouverneur d'une place si importante n'était pas à son poste, surtout dans un temps où les pirates couvraient la mer et venaient attaquer les galères de l'État presque sous le canon de son fort. Cette fois il écouta la réponse du commandant.

      «Votre seigneurie, dit celui-ci, m'adresse une question fort naturelle, et que nous nous adressons tous ici, depuis moi, qui commande la place, jusqu'au dernier soldat de la garnison. Ah! seigneur comte! comme les plus braves militaires peuvent se laisser abattre par un revers! Depuis l'affaire de Patras, le noble Orio a perdu toute sa vigueur et toute son audace. Nous nous dévorons dans l'inaction, nous dont il gourmandait naguère la paresse et la lenteur; et Dieu sait si nous méritions de tels reproches! Mais, quelque injustes qu'ils pussent être, nous aimions mieux le voir ainsi que dans le découragement où il est tombé. Votre seigneurie peut m'en croire, ajouta Léontio en baissant la voix, c'est un homme qui a perdu la tête. Si les choses qui se passent maintenant sous ses yeux eussent été seulement racontées il y a deux mois, il serait parti comme un aigle de mer pour donner la chasse à ces mouettes fuyardes; il n'eût pas eu de repos, il n'eût pu ni manger ni dormir qu'il n'eût exterminé ces pirates et tué leur chef de sa propre main. Mais, hélas! ils viennent nous braver jusque sous nos remparts, et le turban rouge de l'Uscoque se promène insolemment à la portée de nos regards. Sans aucun doute, c'est ce pirate infâme qui a attaqué aujourd'hui Votre Excellence.

      —C'est possible, répondit Ezzelin avec indifférence; ce qu'il y a de certain, c'est que, malgré leur incroyable audace, ces pirates ne peuvent triompher d'une galère bien armée. Je n'ai que soixante hommes de guerre à mon bord, et, sans la nuit, nous serions venus à bout, je pense, de toutes les forces réunies des Missolonghis. Certainement vous avez ici plus d'hommes et de munitions qu'il ne vous en faudrait, avec la forte galère que je vois à l'ancre, pour exterminer en quelques jours cette misérable engeance. Que pensera Morosini de la conduite de son neveu lorsqu'il saura ce qui se passe?

      —Et qui osera lui en rendre compte? dit Léontio avec un sourire mêlé de fiel et de terreur. Messer Orio est un homme implacable dans ses vengeances; et si la moindre plainte contre lui partait de cet endroit maudit pour aller frapper l'oreille de l'amiral, il n'est pas jusqu'au dernier mousse parmi ceux qui l'habitent qui ne ressentît jusqu'à la mort les effets de la colère de Soranzo. Hélas! la mort n'est rien, c'est une chance de la guerre; mais vieillir sous le harnais sans gloire, sans profit, sans avancement, c'est ce qu'il y a de pis dans la vie d'un soldat! Qui sait comment l'illustre Morosini accueillerait une plainte contre son neveu? Ce n'est pas moi qui me mettrai dans le plateau d'une balance avec un homme comme Orio Soranzo dans l'autre!

      —Et grâce à ces craintes, reprit Ezzelino avec indignation, le commerce de votre patrie est entravé, de braves négociants sont ruinés, des familles entières, jusqu'aux femmes et aux enfants, trouvent dans leur traversée une mort cruelle et impunie; de vils forbans, rebut des nations, insultent le pavillon vénitien, et messer Orio Soranzo souffre ces choses! Et parmi tant de braves soldats qui se rongent les poings d'impatience autour de lui, il n'en est pas un seul qui ose se dévouer pour le salut de ses concitoyens et l'honneur de sa patrie!

      —Il faut tout dire, seigneur comte,» répliqua Léontio, effrayé de l'emportement d'Ezzelin. Puis il s'arrêta troublé, et promena un regard autour de lui, comme s'il eût craint que les murs n'eussent des yeux et des oreilles.

      «Eh bien! dit le comte avec chaleur, qu'avez-vous à dire pour justifier une telle timidité? Parlez, ou je vous rends responsable de tout ceci.

      —Monseigneur, répondit Léontio en continuant à regarder avec anxiété de côté et d'autre, le noble Orio Soranzo est peut-être plus infortuné que coupable. Il se passe, dit-on, des choses étranges dans le secret de ses appartements. On l'entend parler seul avec véhémence; on l'a rencontré la nuit, pâle et défait, errant comme un possédé dans les ténèbres, affublé d'un costume bizarre. Il passe des semaines entières enfermé dans sa chambre, ne laissant parvenir jusqu'à lui qu'un esclave musulman qu'il a ramené de sa malheureuse expédition de Patras. D'autres fois, par un temps d'orage, il se hasarde, avec ce jeune homme et deux ou trois marins seulement, sur une barque fragile, et, dépliant la voile avec une intrépidité qui touche a la démence, il disparaît à l'horizon parmi les écueils qui nous avoisinent de toutes parts. Il reste absent des jours entiers, sans qu'on puisse supposer d'autre motif à ces courses inutiles et aventureuses qu'une fantaisie maladive. Ces choses ne sont pas d'un homme dépourvu d'énergie, votre seigneurie en conviendra.

      —Alors elles sont le fait de la plus insigne folie, reprit Ezzelin. Si messer Orio a perdu l'esprit, qu'on l'enferme et qu'on le soigne; mais que le commandement d'un poste d'où dépend la sûreté de la navigation ne soit plus confié aux mains d'un frénétique. Ceci est important, et le hasard m'impose aujourd'hui un devoir que je saurai remplir, bien que Dieu sache à quel point il me répugne… Voyons, le gouverneur est-il absent en effet, ou dans son lit, à cette heure? Je veux l'interroger; je veux voir, par mes propres yeux, s'il est malade, traître ou insensé.

      —Seigneur comte, dit Léontio en paraissant vouloir cacher son inquiétude personnelle, je reconnais à cette résolution le noble enfant de la république; mais il m'est impossible de vous dire si le gouverneur est enfermé dans sa chambre, ou s'il est à la promenade.

      —Comment! s'écria Ezzelin en haussant les épaules, on ne sait pas même où le prendre quand on a affaire à lui?

      —C'est la vérité, dit Léontio, et votre seigneurie doit comprendre qu'ici chacun désire avoir affaire au gouverneur le moins possible. Ce qui peut arriver de moins fâcheux dans la situation d'esprit où il est, c'est qu'il ne donne aucune espèce d'ordres. Lorsque son abattement cesse, c'est pour faire place à une activité désordonnée, qui pourrait nous devenir funeste si le lieutenant qui commande la galère ne savait éluder ses ordres avec autant de prudence que d'adresse. Mais toute son habileté ne peut aboutir qu'à nous préserver des folles manoeuvres que, du haut de son donjon, messer Orio lui commande. Votre seigneurie sourirait de compassion si elle voyait notre gouverneur, armé de pavillons de diverses couleurs, essayer de faire connaître à cette distance ses bizarres intentions à son navire. Heureusement, quand on feint de ne pas le comprendre, et qu'il est entré dans d'effroyables colères, il perd la mémoire de ce qui s'est passé. D'ailleurs le lieutenant Marc Mazzani est un homme de courage, qui ne craindrait pas d'affronter sa furie, plutôt que d'aventurer la galère dans les écueils vers lesquels messer Orio lui prescrit souvent de la diriger. Je suis certain qu'il brûle du désir de donner la chasse aux pirates, et que quelque jour il la leur donnera tout de bon, sans s'inquiéter de ce que messer Orio pourra penser de sa désobéissance.—Quelque jour! … pourra penser! … s'écria Ezzelin, de plus en plus outré de ce qu'il entendait. Voilà, en effet, un bien grand courage et un empressement bien utile jusqu'à présent! Fi! monsieur le commandant, je ne conçois pas que des hommes subissent le joug d'un aliéné, et qu'ils n'aient pas encore eu l'idée, au lieu d'éluder ses ordres imbéciles, de lui lier les pieds et les mains, de le jeter dans une barque sur un matelas, et de le conduire à Corfou, pour que l'amiral, son oncle, le fasse soigner comme il l'entendra. Allons, trêve à ces détails inutiles; faites-moi la grâce, messer Léontio, d'aller demander pour moi une audience à Soranzo, et, s'il me la refuse, de me montrer le chemin de ses appartements; car je ne sortirai d'ici, je vous le jure, qu'après avoir tâté le pouls à son honneur ou à son délire.

      Léontio hésitait encore.

      «Allez donc, monsieur, lui dit Ezzelino avec force. Que craignez-vous? N'ai-je pas ici une galère,