Gautier Judith

Mémoires d'un Éléphant blanc


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Hindous et un Anglais. Dès qu'elle me vit, la princesse se releva, courut à battant des mains.

      —Est-ce vrai? est-ce vrai? cria-t-elle, Iravata, c'est toi qui as fait cela?

      Je répondis par des clignements d'yeux et des claquements d'oreilles.

      —Oui! il dit oui! affirma ma douce maîtresse qui, elle, savait bien me comprendre.

      Mais l'Anglais secouait la tête d'un air moqueur.

      —Pour croire une chose aussi incroyable, il faudrait la voir de ses propres yeux et non l'entendre conter.

      Je voulus effacer l'écriture sur le tableau.

      —Non, non, s'écria le maître d'école en l'éloignant de moi. J'ai vu le miracle et je supplie l'âme royale qui habite le corps de cet éléphant de me permettre d'en garder la preuve.

      Sur un signe de la princesse, on fit venir des scribes qui déroulèrent devant moi une feuille de satin blanc et me donnèrent un calame trempé dans de l'encre d'or.

      JE TRAÇAI SUR LE TABLEAU DES CARACTÈRES.

      L'Anglais, avec une drôle de grimace, mit devant un de ses yeux un morceau de verre et devint très attentif.

      Sûr de moi, maintenant, sans me laisser intimider par ces regards et ce silence, je serrai fermement le calame du bout de ma trompe, et, sans me presser, très nettement, j'écrivis l'alphabet d'un bout à l'autre.

      —Iravata, ô mon fidèle ami! s'écria la princesse, je savais bien que tu étais plus que notre égal!

      De ses beaux bras blancs, elle entourait ma vilaine trompe, et appuyait sa joue contre ma peau rugueuse: je sentis des larmes rouler sur elle; alors, tremblant d'émotion, je ployais les genoux et je pleurais aussi.

      —Très curieux, très curieux, murmurait l'Anglais extrêmement agité et qui laissait tomber et remettait sans cesse le morceau de verre au coin de son œil.

      —Qu'en dites-vous, milord, vous, un des plus savants hommes de l'Angleterre? demanda la princesse en m'essuyant les yeux avec son écharpe de gaze.

      Le savant avait repris tout son sang-froid.

      Ma princesse décida que le maître d'école serait attaché à ma personne et chargé de m'apprendre à écrire des syllabes et des mots, si cela était possible.

      Le brave homme, avec un respect profond et une patience digne d'un saint, se mit à l'œuvre dès le lendemain.

      Je fis, moi, de si grands efforts pour comprendre que je maigris de façon à donner de l'inquiétude à ceux qui m'aimaient. Ma peau en vint à flotter sur mes membres comme un habit trop large, mais lorsqu'on parla d'interrompre les leçons, je poussai de tels cris de désespoir qu'il ne fut plus question de cela. On m'obligea seulement à espacer les heures d'étude, à me promener, et surtout à ne pas oublier de manger comme cela m'arrivait souvent dans la fièvre d'apprendre qui me tenait.

      Je fus enfin récompensé de mes peines. Un jour, je pus écrire le nom bien-aimé de ma princesse: il est vrai qu'il fut aussitôt effacé, tellement je noyai le papier sous un déluge de larmes.

      A partir de ce moment, il sembla que des voiles s'étaient déchirés dans mon cerveau. Je fis des progrès rapides et avec une étonnante facilité. Ce fut au point que mon professeur ne parut plus être à la hauteur de sa tâche, et que l'on appela auprès de moi un très illustre brahmane pour achever mon éducation.

      J'entendais dire que tout Golconde ne s'occupait que de moi, et que l'on s'attendait, le jour où je saurais écrire, à d'extraordinaires révélations sur les migrations successives de l'âme royale, peut-être divine, qui habitait mon corps d'éléphant.

      Ce que j'écrivis fut simplement l'histoire de ma vie déjà longue, et que ma chère maîtresse ne connaissait pas en entier. Elle fut aussitôt traduite de l'hindoustani, dans lequel je l'avais écrite, en toutes les langues d'Asie et d'Europe, et vendue par centaines de mille volumes.

      Cette gloire, qui me fit beaucoup d'envieux parmi les auteurs des différents pays dont les livres ne se vendaient pas aussi bien, ne me rendit pas orgueilleux. Ma récompense, ce fut sa joie et son émotion à Elle; le reste du monde m'importait peu, car tout ce que j'avais fait, c'était seulement, uniquement pour Elle!

      Chapitre II

      LA FORÊT NATALE

      Je suis né dans la forêt de Laos, et, du temps de ma jeunesse, je n'ai gardé que de bien confus souvenirs: quelque corrections, infligées par ma mère quand je réfugais de baigner ou de la suivre à la cueillette des fruits et des herbes; quelques joyeuses parties avec les éléphants de mon âge; des terreurs les jours de grands orages; des pillages de récoltes dans des champs ennemis et de longues béatitudes aux bords des ruisseaux, dans les clairières silencieuses. C'est tout, car, en ce temps-là, des brumes étaient sur mon esprit qui ne se déchirèrent que plus tard.

      Un jour que j'étais ainsi triste et humilié, loin des autres, j'entendis un bruit léger dans le taillis. J'écartai les branches avec ma trompe et j'aperçus alors un être très singulier qui marchait sur deux pattes et, cependant, n'était pas un oiseau.

      Il n'avait ni plumes ni fourrure, mais, sur sa peau, des pierres brillaient et des morceaux de couleurs vives le faisaient ressembler aux fleurs.

      Je voyais pour la première fois un homme!

      Une terreur extrême s'était emparée de moi; mais une curiosité plus violente encore me tenait là, immobile, en face de cet être, très petit, que j'aurais écrasé sans le moindre effort et qui cependant me semblait d'une espèce redoutable et beaucoup plus puissant que nous.

      Tandis que je le regardais, il me vit aussi et se jeta sur le sol, en faisant des gestes extraordinaires dont je ne compris pas alors le sens, mais qui ne me parurent pas être hostiles. Après quelques instants, il se releva et s'éloigna à reculons, en s'inclinant