Андре Жид

Prétextes: Réflexions sur quelques points de littérature et de morale


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cette apologie de mon mieux,—c'est-à-dire lentement.

      Il n'est pas possible à l'homme de se soustraire aux influences; l'homme le plus préservé, le plus muré en sent encore. Les influences risquent même d'être d'autant plus fortes qu'elles sont moins nombreuses. Si nous n'avions rien pour nous distraire du mauvais temps, la moindre averse nous ferait inconsolables.

      Il est tellement impossible d'imaginer un homme complètement échappé de toutes les influences naturelles et humaines, que, lorsqu'il s'est présenté des héros qui paraissaient ne rien devoir à l'extérieur, dont on ne pouvait expliquer la marche, dont les actions, subites, et incompréhensibles aux profanes, étaient telles qu'aucun mobile humain ne les semblait déterminer—on préférait, après leur réussite, croire à l'influence des astres, tant il est impossible d'imaginer quelque chose d'humain qui soit complètement, profondément, foncièrement spontané.

      En général on peut dire, je crois, que ceux qui avaient la glorieuse réputation de n'obéir qu'à leur étoile étaient ceux sur qui les influences personnelles, les influences d'élection agissaient plus puissamment que les influences générales—je veux dire celles qui agissent sur tout un peuple, du moins sur tous les habitants d'une même ville, à la fois.

      Donc deux classes d'influences, les influences communes, les influences particulières; celles que toute une famille, un groupement d'hommes, un pays subit à la fois; celles que dans sa famille, dans sa ville, dans son pays, l'on est seul à subir (volontairement ou non, consciemment ou inconsciemment, qu'on les ait choisies ou qu'elles vous aient choisi). Les premières tendent à réduire l'individu au type commun; les secondes à opposer l'individu à la communauté.—Taine s'est occupé presque exclusivement des premières; elle flattaient son déterminisme mieux que les autres...

      Mais comme on ne peut inventer rien de neuf pour soi tout seul, ces influences que je dis personnelles parce qu'elles sépareront en quelque sorte la personne qui les subit, l'individu, de sa famille, de sa société, seront aussi bien celles qui le rapprocheront de tel inconnu qui les subit ou les a subies comme lui,—qui forme ainsi des groupements nouveaux—et crée comme une nouvelle famille, aux membres parfois très épars, tisse des liens, fonde des parentés—qui peut pousser à la même pensée tel homme de Moscou et moi-même, et qui, à travers le temps, apparente Jammes à Virgile—et à ce poète chinois dont il vous lisait jeudi dernier le charmant, modeste et ridicule poème.

      Les influences communes sont forcément les plus grossières—ce n'est pas par hasard que le mot grossier est devenu synonyme de commun.—J'aurais presque honte à parler de l'influence de la nourriture si Nietzsche par exemple, paradoxalement je veux le croire, ne prétendait que la boisson a une influence considérable sur les mœurs et sur la pensée d'un peuple en général: que les Allemands par exemple, en buvant de la bière, s'interdisent à jamais de prétendre à cette légèreté, cette acuité d'esprit que Nietzsche prête aux Français buveurs de vin. Passons.

      Mais, je le répète: moins une influence est grossière, plus elle agit d'une manière particulière. Et déjà l'influence du temps, celle des saisons, bien qu'agissant sur de grandes foules à la fois, agit sur elles de manière plus délicate et plus nerveuse, et provoque des réactions très diverses.—Tel est exténué, tel autre est exalté par la chaleur. Keats ne pouvait travailler bien qu'en été, Shelley qu'en automne. Et Diderot disait: «J'ai l'esprit fou dans les grands vents.» On pourrait citer encore, citer beaucoup... Passons.

      L'influence d'un climat cesse d'être générale, et par là devient sensible, à celui qui la subit en étranger.—Ici nous arrivons aux influences particulières;—à vrai dire, les seules qui aient droit de nous occuper ici.

      Lorsque Gœthe, arrivant à Rome, s'écrie: «Nun bin ich endlich geboren!» Enfin je suis né!... Lorsqu'il nous dit dans sa correspondance qu'entrant en Italie il lui sembla pour la première fois prendre conscience de lui-même et exister ... voilà certes de quoi nous faire juger l'influence d'un pays étranger comme des plus importantes.—C'est, de plus, une influence d'élection: je veux dire qu'à part de malheureuses exceptions, voyages forcés ou exils, on choisit d'ordinaire la terre où l'on veut voyager; la choisir est preuve que déjà l'on est un peu influencé par elle.—Enfin l'on choisit tel pays précisément parce que l'on sait que l'on va être influencé par lui, parce qu'on espère, que l'on souhaite cette influence. On choisit précisément les lieux que l'on croit capables de vous influencer le plus.—Quand Delacroix partait pour le Maroc, ce n'était pas pour devenir orientaliste, mais bien, par la compréhension qu'il devait avoir d'harmonies plus vives, plus délicates et plus subtiles, pour «prendre conscience» plus parfaite de lui-même, du coloriste qu'il était.

      J'ai presque honte à citer ici le mot de Lessing, repris par Gœthe dans les Affinités Electives, mot si connu qu'il fait sourire: «Es wandelt niemand unbestraft unter Palmen», et que l'on ne peut traduire en français qu'assez banalement par: «Nul ne se promène impunément sous les palmes.» Qu'entendre par là? sinon qu'on a beau sortir de leur ombre, on ne se retrouve plus tel qu'avant.

      J'ai lu tel livre; et après l'avoir lu je l'ai fermé; je l'ai remis sur ce rayon de ma bibliothèque,—mais dans ce livre il y avait telle parole que je ne peux pas oublier. Elle est descendue en moi si avant, que je ne la distingue plus de moi-même. Désormais je ne suis plus comme si je ne l'avais pas connue.—Que j'oublie le livre où j'ai lu cette parole: que j'oublie même que je l'ai lue; que je ne me souvienne d'elle que d'une manière imparfaite ... n'importe! Je ne peux plus redevenir celui que j'étais avant de l'avoir lue.—Comment expliquer sa puissance?

      Sa puissance vient de ceci qu'elle n'a fait que me révéler quelque partie de moi encore inconnue à moi-même; elle n'a été pour moi qu'une explication—oui, qu'une explication de moi-même. On l'a dit déjà: les influences agissent par ressemblance. On les a comparées à des sortes de miroirs qui nous montreraient, non point ce que nous sommes déjà effectivement, mais ce que nous sommes d'une façon latente.

      Ce frère intérieur que tu n'es pas encore,

      disait Henri de Regnier,—Je les comparerai plus précisément à ce prince d'une pièce de Mæterlinck, qui vient réveiller des princesses. Combien de sommeillantes princesses nous portons en nous, ignorées, attendant qu'un contact, qu'un accord, qu'un mot les réveille!

      Que m'importe, auprès de cela, tout ce que j'apprends par la tête, ce qu'à grand renfort de mémoire j'arrive à retenir?—Par instruction, ainsi, je peux accumuler en moi de lourds trésors, toute une encombrante richesse, une fortune, précieuse certes comme instrument, mais qui restera différente de moi jusqu'à la consommation des siècles.—L'avare met ses pièces d'or dans un coffre; mais, sitôt le coffre fermé, c'est comme si le coffre était vide.

      Rien de pareil avec cette intime connaissance, qui n'est plutôt qu'une reconnaissance mêlée d'amour—de reconnaissance, vraiment; qui est comme le sentiment d'une parenté retrouvée.

      A Rome, près de la solitaire petite tombe de Keats, quand je lus ses vers admirables, combien naïvement je laissai sa douce influence entrer en moi, tendrement me toucher, me reconnaître, s'apparenter à mes plus douteuses, à mes plus incertaines pensées.—A ce point que lorsque, malade, il s'écrie dans l'Ode au Rossignol:

       Oh! qui me donnera une gorgée d'un vin—longtemps refroidi dans la terre profonde,—d'un vin qui sente Flora et la campagne verte, la danse et les chansons provençales, et la joie que brûle le soleil?

       —Oh! qui me donnera une coupe pleine de chaud Midi?

      Il me semblait, que, de mes propres lèvres, j'entendisse jaillir cette plainte admirable.

      S'éduquer, s'épanouir dans le monde, il semble vraiment que ce soit se retrouver des parents.

      Je sens bien qu'ici nous sommes arrivés au point sensible, dangereux, et qu'il va devenir plus difficile et délicat de parler. Il ne s'agit plus à présent des influences—dirai-je: naturelles—mais bien des influences humaines.—Comment expliquer, tandis