Alexandre Dumas

Les compagnons de Jéhu


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C'est, selon toute probabilité, un jeune homme d'aussi bonne famille que vous et moi.

      — Le comte de Horn, que le régent fit rouer en place de Grève, était aussi un jeune homme de bonne famille, et la preuve, c'est que toute la noblesse de Paris envoya des voitures à son exécution.

      — Le comte de Horn avait, si je m'en souviens bien, assassiné un juif pour lui voler une lettre de change qu'il n'était point en mesure de lui payer, et nul n'osera vous dire qu'un compagnon de Jéhu ait touché à un cheveu de la tête d'un enfant.

      — Eh bien! soit; admettons que linstitution soit fondée au point de vue philanthropique, pour rétablir la balance entre les fortunes, redresser les caprices du hasard, réformer les abus de la société; pour être un voleur à la façon de Karl Moor, votre ami Morgan, n'est-ce point Morgan qu'a dit que s'appelait cet honnête citoyen?

      — Oui, dit l'Anglais.

      — Eh bien! votre ami Morgan n'en est pas moins un voleur.

      Le citoyen Alfred de Barjols devint très pâle.

      — Le citoyen Morgan n'est pas mon ami, répondit le jeune aristocrate, et, s'il l'était, je me ferais honneur de son amitié.

      — Sans doute, répondit Roland en éclatant de rire; comme dit M. de Voltaire: «L'amitié d'un grand homme est un bienfait des dieux.»

      — Roland, Roland! lui dit à voix basse son compagnon.

      — Oh! général, répondit celui-ci laissant, à dessein peut-être, échapper le titre qui était dû à son compagnon, laissez-moi, par grâce, continuer avec monsieur une discussion qui m'intéresse au plus haut degré.

      Celui-ci haussa les épaules.

      — Seulement, citoyen, continua le jeune homme avec une étrange persistance, j'ai besoin d'être édifié: il y a deux ans que j'ai quitté la France, et, depuis mon départ, tant de choses ont changé, costume, moeurs, accent, que la langue pourrait bien avoir changé aussi. Comment appelez-vous, dans la langue que l'on parle aujourd'hui en France, arrêter les diligences et prendre l'argent qu'elles renferment?

      — Monsieur, dit le jeune homme du ton d'un homme décidé à soutenir la discussion jusqu'au bout, j'appelle cela faire la guerre; et voilà votre compagnon, que vous avez appelé général tout à l'heure, qui, en sa qualité de militaire, vous dira qu'à part le plaisir de tuer et d'être tué, les généraux de tout temps n'ont pas fait autre chose que ce que fait le citoyen Morgan.

      — Comment! s'écria le jeune homme, dont les yeux lancèrent un éclair, vous osez comparer?…

      — Laissez monsieur développer sa théorie, Roland, dit le voyageur brun, dont les yeux, tout au contraire de ceux de son compagnon, qui semblaient s'être dilatés pour jeter leurs flammes, se voilèrent sous ses longs cils noirs, pour ne point laisser voir ce qui se passait dans son coeur.

      — Ah! dit le jeune homme avec son accent saccadé, vous voyez bien qu'à votre tour vous commencez à prendre intérêt à la discussion.

      Puis, se tournant vers celui qu'il semblait avoir pris à partie:

      — Continuez, monsieur, continuez, dit-il, le général le permet.

      Le jeune noble rougit d'une façon aussi visible qu'il venait de pâlir un instant auparavant et, les dents serrées, les coudes sur la table, le menton sur son poing pour se rapprocher autant que possible de son adversaire, avec un accent provençal qui devenait de plus en plus prononcé à mesure que la discussion devenait plus intense:

      — Puisque _le général le permet, _reprit-il en appuyant sur ces deux mots _le général, _j'aurai l'honneur de lui dire, et à vous, citoyen, par contrecoup, que je crois me souvenir d'avoir lu dans Plutarque, qu'au moment où Alexandre partit pour l'Inde, il n'emportait avec lui que dix-huit ou vingt talents d'or, quelque chose comme cent ou cent vingt mille francs. Or, croyez-vous que ce soit avec ces dix-huit ou vingt talents d'or qu'il nourrit son armée, gagna la bataille du Granique, soumit l'Asie Mineure, conquit Tyr, Gaza, la Syrie, l'Égypte, bâtit Alexandrie, pénétra jusqu'en Libye, se fit déclarer fils de Jupiter par l'oracle d'Ammon, pénétra jusqu'à lHyphase, et, comme ses soldats refusaient de le suivre plus loin, revint à Babylone pour y surpasser en luxe, en débauches et en mollesse, les plus luxueux, les plus débauchés et les plus voluptueux des rois d'Asie? Est-ce de Macédoine qu'il tirait son argent, et croyez-vous que le roi Philippe, un des plus pauvres rois de la pauvre Grèce, faisait honneur aux traites que son fils tirait sur lui? Non pas: Alexandre faisait comme le citoyen Morgan; seulement, au lieu d'arrêter les diligences sur les grandes routes, il pillait les villes, mettait les rois à rançon, levait des contributions sur les pays conquis. Passons à Annibal. Vous savez comment il est parti de Carthage, n'est-ce pas? Il n'avait pas même les dix-huit ou vingt talents de son prédécesseur Alexandre; mais, comme il lui fallait de l'argent, il prit et saccagea, au milieu de la paix et contre la foi des traités, la ville de Sagonte; dès lors il fut riche et put se mettre en campagne. Pardon, cette fois-ci, ce n'est plus du Plutarque, c'est du Cornélius Népos. Je vous tiens quitte de sa descente des Pyrénées, de sa montée des Alpes, des trois batailles qu'il a gagnées en s'emparant chaque fois des trésors du vaincu, et j'en arrive aux cinq ou six ans qu'il a passés dans la Campanie. Croyez-vous que lui et son armée payaient pension aux Capouans et que les banquiers de Carthage, qui étaient brouillés avec lui, lui envoyaient de l'argent? Non: la guerre nourrissait la guerre, système Morgan, citoyen. Passons à César. Ah! César, c'est autre chose. Il part de lEspagne avec quelque chose comme trente millions de dettes, revient à peu près au pair, part pour la Gaule, reste dix ans chez nos ancêtres; pendant ces dix ans, il envoie plus de cent millions à Rome, repasse les Alpes, franchit le Rubicon, marche droit au Capitole, force les portes du temple de Saturne, où est le trésor, y prend pour ses besoins particuliers, et non pas pour la république, trois mille livres pesant d'or en lingots, et meurt, lui que ses créanciers, vingt ans auparavant, ne voulaient pas laisser sortir de sa petite maison de la rue Suburra, laissant deux ou trois mille sesterces par chaque tête de citoyen, dix ou douze millions à Calpurnie et trente ou quarante millions à Octave; système Morgan toujours, à l'exception que Morgan, j'en suis sûr, mourra sans avoir touché pour son compte ni à l'argent des Gaulois, ni à l'or du Capitole. Maintenant, sautons dix-huit cents ans et arrivons au général Buonaparté

      Et le jeune aristocrate, comme avaient l'habitude de le faire les ennemis du vainqueur de l'Italie, affecta d'appuyer sur l'u, que Bonaparte avait retranché de son nom, et sur l'e dont il avait enlevé l'accent aigu.

      Cette affectation parut irriter vivement Roland, qui fit un mouvement comme pour s'élancer en avant; mais son compagnon l'arrêta.

      — Laissez, dit-il, laissez, Roland; je suis bien sûr que le citoyen Barjols ne dira pas que le général Buonaparté, comme il l'appelle, est un voleur.

      — Non, je ne le dirai pas, moi; mais il y a un proverbe italien qui le dit pour moi.

      — Voyons le proverbe? demanda le général se substituant à son compagnon, et, cette fois, fixant sur le jeune noble son oeil limpide, calme et profond.

      — Le voici dans toute sa simplicité: _»Francesi non sono tutti ladroni, ma buona, parte.» _Ce qui veut dire: «Tous les Français ne sont pas des voleurs, mais…»

      — Une bonne partie? dit Roland.

      — Oui, mais Buonaparté, répondit Alfred de Barjols.

      À peine l'insolente parole était-elle sortie de la bouche du jeune aristocrate, que l'assiette avec laquelle jouait Roland s'était échappée de ses mains et l'allait frapper en plein visage.

      Les femmes jetèrent un cri, les hommes se levèrent.

      Roland éclata de ce rire nerveux qui lui était habituel et retomba sur sa chaise.

      Le jeune aristocrate resta calme, quoiqu'une rigole de sang coulât de son sourcil sur sa joue.

      En ce moment, le conducteur entra, disant,