en eût été scrupuleusement gardé par les employés du poste télégraphique, ainsi que par le commissaire du bord et par le commandant. Mais il est de ces événements qui semblent forcer la discrétion la plus rigoureuse. Le jour même, sans qu’on pût dire comment la chose avait été ébruitée, nous savions tous que le fameux Arsène Lupin se cachait parmi nous.
Arsène Lupin parmi nous ! L’insaisissable cambrioleur dont on racontait les prouesses dans tous les journaux depuis des mois ! L’énigmatique personnage avec qui le vieux Ganimard, notre meilleur policier, avait engagé ce duel à mort dont les péripéties se déroulaient de façon si pittoresque ! Arsène Lupin, le fantaisiste gentleman qui n’opère que dans les châteaux et les salons, et qui, une nuit, où il avait pénétré chez le baron Schormann, en était parti les mains vides et avait laissé sa carte, ornée de cette formule : « Arsène Lupin, gentlemancambrioleur, reviendra quand les meubles seront authentiques. » Arsène Lupin, l’homme aux mille déguisements : tour à tour chauffeur, ténor, bookmaker, fils de famille, adolescent, vieillard, commis-voyageur marseillais, médecin russe, torero espagnol !
Qu’on se rende bien compte de ceci : Arsène Lupin allant et venant dans le cadre relativement restreint d’un transatlantique, que dis-je ! Dans ce petit coin des premières où l’on se retrouvait à tout instant, dans cette salle à manger, dans ce salon, dans ce fumoir ! Arsène Lupin, c’était peut-être ce monsieur… ou celui-là… mon voisin de table… mon compagnon de cabine…
– Et cela va durer encore cinq fois vingt-quatre heures ! s’écria le lendemain miss Nelly Underdown, mais c’est intolérable ! J’espère bien qu’on va l’arrêter.
Et s’adressant à moi :
– Voyons, vous, monsieur d’Andrésy, qui êtes déjà au mieux avec le commandant, vous ne savez rien ?
J’aurais bien voulu savoir quelque chose pour plaire à miss Nelly ! C’était une de ces magnifiques créatures qui, partout où elles sont, occupent aussitôt la place la plus en vue. Leur beauté autant que leur fortune éblouit. Elles ont une cour, des fervents, des enthousiastes.
Élevée à Paris par une mère française, elle rejoignait son père, le richissime Underdown, de Chicago. Une de ses amies, lady Jerland, l’accompagnait.
Dès la première heure, j’avais posé ma candidature de flirt. Mais dans l’intimité rapide du voyage, tout de suite son charme m’avait troublé, et je me sentais un peu trop ému pour un flirt quand ses grands yeux noirs rencontraient les miens. Cependant, elle accueillait mes hommages avec une certaine faveur. Elle daignait rire de mes bons mots et s’intéresser à mes anecdotes. Une vague sympathie semblait répondre à l’empressement que je lui témoignais.
Un seul rival peut-être m’eût inquiété, un assez beau garçon, élégant, réservé, dont elle paraissait quelquefois préférer l’humeur taciturne à mes façons plus « en dehors » de Parisien.
Il faisait justement partie du groupe d’admirateurs qui entourait miss Nelly, lorsqu’elle m’interrogea. Nous étions sur le pont, agréablement installés dans des rocking-chairs. L’orage de la veille avait éclairci le ciel. L’heure était délicieuse.
– Je ne sais rien de précis, mademoiselle, lui répondis-je, mais est-il impossible de conduire nous-mêmes notre enquête, tout aussi bien que le ferait le vieux Ganimard, l’ennemi personnel d’Arsène Lupin ?
– Oh ! Oh ! Vous vous avancez beaucoup !
– En quoi donc ? Le problème est-il si compliqué ?
– Très compliqué.
– C’est que vous oubliez les éléments que nous avons pour le résoudre.
– Quels éléments ?
– 1. Lupin se fait appeler monsieur R…
– Signalement un peu vague.
– 2. Il voyage seul.
– Si cette particularité vous suffit.
– 3. Il est blond.
– Et alors ?
– Alors nous n’avons plus qu’à consulter la liste des passagers et à procéder par élimination.
J’avais cette liste dans ma poche. Je la pris et la parcourus.
– Je note d’abord qu’il n’y a que treize personnes que leur initiale désigne à notre attention.
– Treize seulement ?
– En première classe, oui. Sur ces treize messieurs R…, comme vous pouvez vous en assurer, neuf sont accompagnés de femmes, d’enfants ou de domestiques. Restent quatre personnages isolés : le marquis de Raverdan…
– Secrétaire d’ambassade, interrompit miss Nelly, je le connais.
– Le major Rawson…
– C’est mon oncle, dit quelqu’un.
– M. Rivolta…
– Présent, s’écria l’un de nous, un Italien dont la figure disparaissait sous une barbe du plus beau noir.
Miss Nelly éclata de rire.
– Monsieur n’est pas précisément blond.
– Alors, repris-je, nous sommes obligés de conclure que le coupable est le dernier de la liste.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire M. Rozaine. Quelqu’un connaît-il M. Rozaine ?
On se tut. Mais miss Nelly, interpellant le jeune homme taciturne dont l’assiduité près d’elle me tourmentait, lui dit :
– Eh bien, monsieur Rozaine, vous ne répondez pas ?
On tourna les yeux vers lui. Il était blond.
Avouons-le, je sentis comme un petit choc au fond de moi. Et le silence gêné qui pesa sur nous m’indiqua que les autres assistants éprouvaient aussi cette sorte de suffocation. C’était absurde d’ailleurs, car enfin rien dans les allures de ce monsieur ne permettait qu’on le suspectât.
– Pourquoi je ne réponds pas ? dit-il, mais parce que, vu mon nom, ma qualité de voyageur isolé et la couleur de mes cheveux, j’ai déjà procédé à une enquête analogue et que je suis arrivé au même résultat. Je suis donc d’avis qu’on m’arrête.
Il avait un drôle d’air, en prononçant ces paroles. Ses lèvres minces comme deux traits inflexibles s’amincirent encore et pâlirent. Des filets de sang strièrent ses yeux.
Certes, il plaisantait. Pourtant sa physionomie, son attitude nous impressionnèrent. Naïvement, miss Nelly demanda :
– Mais vous n’avez pas de blessure ?
– Il est vrai, dit-il, la blessure manque.
D’un geste nerveux il releva sa manchette et découvrit son bras. Mais aussitôt une idée me frappa. Mes yeux croisèrent ceux de miss Nelly : il avait montré le bras gauche.
Et, ma foi, j’allais en faire nettement la remarque, quand un incident détourna notre attention. Lady Jerland, l’amie de miss Nelly, arrivait en courant.
Elle était bouleversée. On s’empressa autour d’elle, et ce n’est qu’après bien des efforts qu’elle réussit à balbutier :
– Mes bijoux, mes perles !… on a tout pris !…
Non, on n’avait pas tout pris, comme nous le sûmes par la suite ; chose bien plus curieuse : on avait choisi !
De l’étoile en diamants, du pendentif en cabochons de rubis, des colliers et des bracelets brisés, on avait enlevé, non point les pierres les plus grosses, mais les plus fines, les plus précieuses, celles, aurait-on dit, qui avaient le plus de valeur en tenant le moins de place. Les montures gisaient là, sur la table.