brougham s’avança en rasant les marches, et l’âme du mari de la comtesse Labinska y monta avec le corps d’Octave de Saville sans trop se rendre compte que ce n’était là ni sa livrée ni sa voiture.
Le cocher demanda où monsieur allait.
«Chez moi,» répondit Olaf-de Saville, confusément étonné de ne pas reconnaître la voix du chasseur vert qui, ordinairement, lui adressait cette question avec un accent hongrois des plus prononcés. Le brougham où il se trouvait était tapissé de damas bleu foncé; un satin bouton d’or capitonnait son coupé, et le comte s’étonnait de cette différence tout en l’acceptant comme on fait dans le rêve où les objets habituels se présentent sous des aspects tout autres sans pourtant cesser d’être reconnaissables; il se sentait aussi plus petit que de coutume; en outre, il lui semblait être venu en habit chez le docteur, et, sans se souvenir d’avoir changé de vêtement, il se voyait habillé d’un paletot d’été en étoffe légère qui n’avait jamais fait partie de sa garde-robe; son esprit éprouvait une gêne inconnue, et ses pensées, le matin si lucides, se débrouillaient péniblement. Attribuant cet état singulier aux scènes étranges de la soirée, il ne s’en occupa plus, il appuya sa tête à l’angle de la voiture, et se laissa aller à une rêverie flottante, à une vague somnolence qui n’était ni la veille ni le sommeil.
Le brusque arrêt du cheval et la voix du cocher criant «La porte!» le rappelèrent à lui; il baissa la glace, mit la tête dehors et vit à la clarté du réverbère une rue inconnue, une maison qui n’était pas la sienne.
«Où diable me mènes-tu, animal? s’écria-t-il; sommes-nous donc faubourg Saint-Honoré, hôtel Labinski?
—Pardon, monsieur; je n’avais pas compris,» grommela le cocher en faisant prendre à sa bête la direction indiquée.
Pendant le trajet, le comte transfiguré se fit plusieurs questions auxquelles il ne pouvait répondre. Comment sa voiture était-elle partie sans lui, puisqu’il avait donné ordre qu’on l’attendît? Comment se trouvait-il lui-même dans la voiture d’un autre? Il supposa qu’un léger mouvement de fièvre troublait la netteté de ses perceptions, ou que peut-être le docteur thaumaturge, pour frapper plus vivement sa crédulité, lui avait fait respirer pendant son sommeil quelque flacon de haschich ou de toute autre drogue hallucinatrice dont une nuit de repos dissiperait les illusions.
La voiture arriva à l’hôtel Labinski; le suisse, interpellé, refusa d’ouvrir la porte, disant qu’il n’y avait pas de réception ce soir-là, que monsieur était rentré depuis plus d’une heure et madame retirée dans ses appartements.
«Drôle, es-tu ivre ou fou? dit Olaf-de Saville en repoussant le colosse qui se dressait gigantesquement sur le seuil de la porte entre-bâillée, comme une de ces statues en bronze qui, dans les contes arabes défendent aux chevaliers errants l’accès des châteaux enchantés.
«Ivre ou fou vous-même, mon petit monsieur,» répliqua le suisse, qui, de cramoisi qu’il était naturellement, devint bleu de colère.
—Misérable! rugit Olaf-de Saville, si je ne me respectais...
—Taisez-vous ou je vais vous casser sur mon genou et jeter vos morceaux sur le trottoir, répliqua le géant en ouvrant une main plus large et plus grande que la colossale main de plâtre exposée chez le gantier de la rue Richelieu; il ne faut pas faire le méchant avec moi, mon petit jeune homme parce qu’on a bu une ou deux bouteilles de vin de Champagne de trop.»
Olaf-de Saville, exaspéré, repoussa le suisse si rudement, qu’il pénétra sous le porche. Quelques valets qui n’étaient pas couchés encore accoururent au bruit de l’altercation.
«Je te chasse, bête brute, brigand, scélérat! je ne veux pas même que tu passes la nuit à l’hôtel; sauve-toi, ou je te tue comme un chien enragé. Ne me fais pas verser l’ignoble sang d’un laquais.»
Et le comte, dépossédé de son corps, s’élançait les yeux injectés de rouge, l’écume aux lèvres, les poings crispés, vers l’énorme suisse, qui, rassemblant les deux mains de son agresseur dans une des siennes, les y maintint presque écrasées par l’étau de ses gros doigts courts, charnus et noueux comme ceux d’un tortionnaire du moyen âge.
«Voyons, du calme, disait le géant, assez bonasse au fond, qui ne redoutait plus rien de son adversaire et lui imprimait quelques saccades pour le tenir en respect.—Y a-t-il du bon sens de se mettre dans des états pareils quand on est vêtu en homme du monde, et de venir ensuite comme un perturbateur faire des tapages nocturnes dans les maisons respectables? On doit des égards au vin, et il doit être fameux celui qui vous a si bien grisé! c’est pourquoi je ne vous assomme pas, et je me contenterai de vous poser délicatement dans la rue, où la patrouille vous ramassera si vous continuez vos esclandres;—un petit air de violon vous rafraîchira les idées.
—Infâmes, s’écria Olaf-de Saville en interpellant les laquais, vous laissez insulter par cette abjecte canaille votre maître, le noble comte Labinski!»
A ce nom, la valetaille poussa d’un commun accord une immense huée; un éclat de rire énorme, homérique, convulsif, souleva toutes ces poitrines chamarrées de galons: «Ce petit monsieur qui se croit le comte Labinski! ha! ha! hi! hi! l’idée est bonne!»
Une sueur glacée mouilla les tempes d’Olaf-de Saville. Une pensée aiguë lui traversa la cervelle comme une lame d’acier, et il sentit se figer la moelle de ses os. Smarra lui avait-il mis son genou sur la poitrine ou vivait-il de la vie réelle? Sa raison avait-elle sombré dans l’océan sans fond du magnétisme, ou était-il le jouet de quelque machination diabolique?—Aucun de ses laquais si tremblants, si soumis, si prosternés devant lui, ne le reconnaissait. Lui avait-on changé son corps comme son vêtement et sa voiture?
«Pour que vous soyez bien sûr de n’être pas le comte de Labinski, dit un des plus insolents de la bande, regardez là-bas, le voilà lui-même qui descend le perron, attiré par le bruit de votre algarade.»
Le captif du suisse tourna les yeux vers le fond de la cour, et vit debout sous l’auvent de la marquise un jeune homme de taille élégante et svelte, à figure ovale, aux yeux noirs, au nez aquilin, à la moustache fine, qui n’était autre que lui-même, ou son spectre modelé par le diable, avec une ressemblance à faire illusion.
Le suisse lâcha les mains qu’il tenait prisonnières. Les valets se rangèrent respectueusement contre la muraille, le regard baissé, les mains pendantes, dans une immobilité absolue, comme les icoglans à à l’approche du padischa; ils rendaient à ce fantôme les honneurs qu’ils refusaient au comte véritable.
L’époux de Prascovie, quoique intrépide comme un Slave, c’est tout dire, ressentit un effroi indicible à l’approche de ce Ménechme, qui, plus terrible que celui du théâtre, se mêlait à la vie positive et rendait son jumeau méconnaissable.
Une ancienne légende de famille lui revint en mémoire et augmenta encore sa terreur. Chaque fois qu’un Labinski devait mourir, il en était averti par l’apparition d’un fantôme absolument pareil à lui. Parmi les nations du Nord, voir son double, même en rêve, a toujours passé pour un présage fatal, et l’intrépide guerrier du Caucase, à l’aspect de cette vision extérieure de son moi, fut saisi d’une insurmontable horreur superstitieuse; lui qui eût plongé son bras dans la gueule des canons prêts à tirer, il recula devant lui-même.
Octave-Labinski s’avança vers son ancienne forme, où se débattait, s’indignait et frissonnait l’âme du comte, et lui dit d’un ton de politesse hautaine et glaciale:
«Monsieur, cessez de vous compromettre avec ces valets. M. le comte de Labinski, si vous voulez lui parler, est visible de midi à deux heures. Madame la comtesse reçoit le jeudi les personnes qui ont eu l’honneur de lui être présentées.»
Cette phrase débitée lentement et en donnant de la valeur à chaque syllabe, le faux comte se retira d’un pas tranquille, et les portes se refermèrent sur