Hector Malot

Ghislaine


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à cet air que le juge de paix avait voulu rendre hommage, en vieux galantin qu'il était.

      —Au reste, c'est au conseil de se prononcer, dit-il.

      —Nous sommes d'accord sur l'opportunité de cette émancipation, répondit M. de Chambrais.

      Les cinq membres du conseil firent un même signe affirmatif.

      —Alors, je n'ai qu'à déclarer l'émancipation, continua le juge de paix, et vous, messieurs, il ne vous reste plus qu'à nommer le curateur. Qui choisissez-vous pour curateur?

      Cinq bouches prononcèrent en même temps le même nom:

      —Chambrais.

      —Comment! moi! s'écria le comte, et pourquoi moi, je vous prie, pourquoi pas l'un de vous?

      —Parce que vous êtes l'oncle de Ghislaine.

      —Parce que vous êtes son plus proche parent.

      —Parce que vous avez été son tuteur.

      —Parce que ses intérêts ne peuvent pas avoir un meilleur défenseur que vous.

      Ces quatre répliques étaient parties en même temps. Il allait leur répondre, quand le vieux comte de La Roche-Odon, qui n'avait rien dit, plaça aussi son mot:

      —Parce que, depuis huit ans, vous avez été le meilleur des tuteurs, parce que vous l'aimez comme une fille, parce qu'elle vous aime comme un père.

      M. de Chambrais resta bouche ouverte, et son visage exprima l'émotion en même temps que la contrariété:

      —Certainement, dit-il, j'aime Ghislaine, elle le sait, comme je sais qu'elle m'aime; mais enfin, vous me permettrez bien de m'aimer aussi un peu, moi, et de penser à moi. C'est pour suivre ma fantaisie que je ne me suis pas marié. Quand mon aîné a pris femme, je suis resté auprès de notre mère aveugle, et pendant treize ans elle ne s'est pas un seul jour appuyée sur un autre bras que le mien pour monter à sa chambre. L'année même où nous l'avons perdue, cette enfant—il se tourna vers Ghislaine—est devenue orpheline, et j'ai dû veiller sur elle. Aujourd'hui, la voilà grande et, par le sérieux de l'esprit, la sagesse de la raison, la droiture du coeur, en état de conduire sa vie; elle a dix huit ans, moi j'en ai cinquante.... Il s'arrêta et se reprit—enfin j'en ai plus de cinquante, il me reste peut-être cinq ou six années pour vivre de la vie que j'ai toujours désirée...je vous demande de m'émanciper à mon tour; il n'en est que temps.

      —Je ferai remarquer à ces messieurs, dit le juge de paix, que M. le comte de Chambrais, ayant été tuteur et ayant, en cette qualité, un compte de tutelle à rendre, ne peut assister la mineure émancipée à la reddition de ce compte en qualité de curateur, puisqu'il se contrôlerait ainsi lui-même.

      —Vous voyez, messieurs, s'écria M. de Chambrais triomphant.

      —Mais, continua le juge de paix, si vous nommez un tuteur ad hoc à l'effet de recevoir le compte de tutelle, vous pouvez, si telle est votre intention, confier la curatelle à M. le comte de Chambrais.

      —Vous voyez, s'écrièrent en même temps les cinq membres du conseil de famille.

      —Je vois que c'est odieux, que c'est une tyrannie sans nom.

      —La mission du curateur ne consiste pas à agir pour le mineur émancipé, dit le juge de paix d'un ton conciliant, mais seulement à l'assister pour la bonne administration de sa fortune et dans quelques autres actes.

      —Mais comment voulez-vous que j'assiste utilement ma nièce dans l'administration de sa fortune, quand j'ai si mal administré la mienne?

      —En huit ans vous avez accru d'un quart celle de votre pupille.

      Toutes les protestations de M. de Chambrais furent inutiles; malgré lui et malgré tout, il fut nommé curateur.

      Quand on sortit du cabinet du juge de paix, il resta en arrière avec le duc de Charmont.

      —Que faites-vous ce soir? demanda-t-il.

      —Nous dînons avec des gueuses au café Anglais, et après nous allons à la première des Bouffes.

      —Si Ghislaine ne me retient pas à dîner, j'irai vous rejoindre; en tout cas, gardez-moi une place dans votre loge.

       Table des matières

      Un haut mur, une grande porte, des branches au-dessus, c'est tout ce qu'on voit de l'hôtel de Chambrais dans la rue Monsieur, où il a son entrée; mais quand cette porte s'ouvre pour le passage d'une voiture, on l'aperçoit dans sa belle ordonnance, au milieu de pelouses vallonnées qui, entre des murailles garnies de lierres et masquées par des arbres à haute tige, se prolongent jusqu'au boulevard des Invalides. Enveloppée dans les jardins des couvents voisins, il semble que ce soit plutôt une habitation de campagne que de ville, et ses deux étages en pierre jaune, sans aucun ornement, élevés au-dessus d'un perron bas, ses persiennes blanches; son toit d'ardoises à lucarnes toutes simples accentuent encore ce caractère.

      Évidemment, quand les Chambrais ont, au dix-huitième siècle, abandonné leur vieil hôtel du quartier du Temple pour faire bâtir celui-là, ils avaient en vue le confortable et l'agrément plus que la richesse de l'architecture ou de la décoration, et leur but a été atteint: il y a de plus belles, de plus somptueuses demeures dans ce quartier, il n'y en a pas de mieux ensoleillée l'hiver et de plus discrètement ombragée l'été, de plus agréable à habiter, avec de la lumière, de l'air, de l'espace, de plus tranquille, où l'on soit mieux chez soi.

      Quand Ghislaine et son oncle revinrent de la justice de paix, ils n'entrèrent pas dans l'hôtel.

      —Si nous faisions une promenade dans le jardin, proposa M. de Chambrais.

      Ghislaine savait ce que cela voulait dire; c'était le moyen que son oncle employait lorsqu'il voulait l'entretenir en particulier, en se tenant à distance de lady Cappadoce et de ses oreilles toujours aux aguets: le temps était doux, le ciel radieux, le jardin se montrait tout lumineux et tout parfumé des fleurs de mai avec les reflets rouges des rhododendrons épanouis qui éclairaient les murs, les oiseaux chantaient dans les massifs; ce désir de promenade devait donc paraître tout naturel sans qu'on eût à lui chercher des explications de mystère ou de secret, mais précisément rien ne paraissait naturel à la curiosité de lady Cappadoce, et tout lui était mystères qu'elle voulait pénétrer.

      Pourquoi se serait-on caché d'elle? Ne devait-elle pas connaître tout ce qui touchait son élève? Si à chaque instant elle affirmait bien haut «qu'elle n'était pas de la famille,» en réalité, elle estimait que Ghislaine était sa fille. Ce n'est pas en gouvernante qu'elle l'avait élevée, c'était en mère. Une Cappadoce n'est pas gouvernante. Si le malheur des temps l'avait obligée, à la mort de son mari, officier dans l'armée anglaise, à accepter de diriger l'éducation de cette enfant, elle n'avait pas pour cela cessé d'être une lady, et c'était en lady qu'elle voulait être traitée, le malheur n'avait point abattu sa fierté, au contraire; les Cappadoce valaient bien les Chambrais sans doute, et même, en remontant dans les âges, il était facile de prouver qu'ils valaient mieux.

      Quand elle vit le comte et Ghislaine se diriger vers le jardin, elle fit quelques pas en avant pour se rattacher à eux:

      —Que faisons-nous ce soir? demanda-t-elle, restons-nous à Paris, ou partons-nous pour Chambrais?

      —Mon oncle, c'est à vous que la question s'adresse, dit Ghislaine; si vous me faites le plaisir de rester à dîner je couche ici, sinon je retourne à Chambrais.

      Le comte parut embarrassé, Il y avait tant de tendresse dans l'accent de ces quelques mots, qu'il comprit qu'il allait la peiner s'il n'acceptait pas cette invitation; mais d'autre part il sentait que ce serait un si cruel désappointement pour lui de ne