Hector Malot

En famille


Скачать книгу

n'avait pris que le bouillon que La Carpe lui donnait.

      Cette explication qui était une excuse, et en réalité la meilleure de toutes, fut cause que le quatrième morceau eut le sort des trois premiers; seulement pour celui-là elle se dit qu'elle ne pouvait pas faire autrement et que dès lors il n'y avait de sa part ni faute, ni responsabilité.

      Mais ce plaidoyer perdit sa force dès qu'elle se remit en marche, et elle n'avait pas fait cinq cents mètres sur la route poudreuse, qu'elle se demandait ce que serait sa matinée du lendemain, quand l'accès de faim qui venait de la prendre se produirait de nouveau, si d'ici là le miracle auquel elle avait pensé ne se réalisait pas.

      Ce qui se produisit avant la faim, ce fut la soif avec une sensation d'ardeur et d'aridité de la gorge: la matinée était brûlante et, depuis peu, soufflait un fort vent du sud qui l'inondait de sueur et la desséchait; on respirait un air embrasé, et le long des talus de la route, dans les fossés, les cornets rosés des liserons et les fleurs bleues des chicorées pendaient flétris sur leurs tiges amollies.

      Tout d'abord elle ne s'inquiéta pas de cette soif; l'eau est à tout le monde et il n'est pas besoin d'entrer dans une boutique pour en acheter: quand elle rencontrerait une rivière ou une fontaine, elle n'aurait qu'à se mettre à quatre pattes ou se pencher pour boire tant qu'elle voudrait.

      Mais justement elle se trouvait à ce moment sur ce plateau de l'Île-de-France, qui du Rouillon à la Thève ne présente aucune rivière, et n'a que quelques rus qui s'emplissent d'eau l'hiver, mais restent l'été entièrement à sec; des champs de blé ou d'avoine, de larges perspectives, une plaine plate sans arbres d'où émerge çà et là une colline, couronnée d'un clocher et de maisons blanches; nulle part une ligne de peupliers indiquant une vallée au fond de laquelle coulerait un ruisseau.

      Dans le petit village où elle arriva après Écouen, elle eut beau regarder de chaque coté de la rue qui le traverse, nulle part elle n'aperçut la fontaine bienheureuse sur laquelle elle comptait, car ils sont rares les villages où l'on a pensé au vagabond du chemin qui passe assoiffé; on a son puits, ou celui du voisin, cela suffit.

      Elle parvint ainsi aux dernières maisons, et alors elle n'osa pas revenir sur ses pas pour entrer dans une maison et demander un verre d'eau. Elle avait remarqué que les gens la regardaient, déjà d'une façon peu encourageante à son premier passage, et il lui avait semblé que les chiens eux-mêmes montraient les dents à la déguenillée inquiétante qu'elle était; ne l'arrêterait-on pas quand on la verrait passer une seconde fois devant les maisons? Elle aurait un sac sur le dos, elle vendrait, elle achèterait quelque chose qu'on la laisserait circuler; mais, comme elle allait les bras ballants, elle devait être une voleuse qui cherche un bon coup pour elle ou pour sa troupe.

      Il fallait marcher.

      Cependant par cette chaleur, dans ce brasier, sur cette route blanche, sans arbres, où le vent, brûlant soulevait à chaque instant des tourbillons de poussière qui l'enveloppaient, la soif lui devenait de plus en plus pénible; depuis longtemps elle n'avait plus de salive; sa langue sèche la gênait comme si elle eût été un corps étranger dans sa bouche; il lui semblait que son palais se durcissait semblable, à de la corne qui se recroquevillerait, et cette sensation insupportable la forçait, pour ne pas étouffer, à rester les lèvres entr'ouvertes, ce qui rendait sa langue plus sèche encore et son palais plus dur.

      À bout de forces, elle eut l'idée de se mettre dans la bouche des petits cailloux, les plus polis qu'elle put trouver sur la route, et ils rendirent un peu d'humidité à sa langue qui s'assouplit; sa salive devint moins visqueuse.

      Le courage lui revint, et aussi l'espérance; la France, elle le savait par les pays qu'elle avait traversés depuis la frontière, n'est pas un désert sans eau; en persévérant elle finirait bien par trouver quelque rivière, une mare, une fontaine. Et puis, bien que la chaleur fût toujours aussi suffocante et que le vent soufflât toujours comme s'il sortait d'une fournaise, le soleil depuis un certain temps déjà s'était voilé, et, quand elle se retournait du côté de Paris, elle voyait monter au ciel un immense nuage noir qui emplissait tout l'horizon, aussi loin qu'elle pouvait le sonder. C'était un orage qui arrivait, et sans doute il apporterait avec lui la pluie qui ferait des flaques et des ruisseaux où elle pourrait boire tant qu'elle voudrait.

      Une trombe passa, aplatissant les moissons, tordant les buissons, arrachant les cailloux de la route, entraînant avec elle des tourbillons de poussière, de feuilles vertes, de paille, de foin, puis, quand son fracas se calma, on entendit dans le sud des détonations lointaines, qui s'enchaînaient, vomies sans relâche d'un bout à l'autre de l'horizon noir.

      Incapable de résister à cette formidable poussée, Perrine s'était couchée dans le fossé, à plat ventre, les mains sur ses yeux et sur sa bouche; ces détonations la relevèrent. Si tout d'abord, affolée par la soif, elle n'avait pensé qu'à la pluie, le tonnerre en la secouant lui rappelait qu'il n'y a pas que de la pluie dans un orage; mais aussi des éclairs aveuglants, des torrents d'eau, de la grêle, des coups de foudre.

      Où s'abriterait-elle dans cette vaste plaine nue? Et si sa robe était traversée, comment la ferait-elle sécher?

      Dans les derniers tourbillons de poussière qu'emportait la trombe, elle aperçut devant elle à deux kilomètres environ la lisière d'un bois à travers lequel s'enfonçait la route, et elle se dit que là peut-être elle trouverait un refuge, une carrière, un trou où elle se terrerait.

      Elle n'avait pas de temps à perdre: l'obscurité s'épaississait, et les roulements du tonnerre se prolongeaient maintenant indéfiniment, dominés à des intervalles irréguliers par un éclat plus formidable que les autres, qui suspendait, sur la plaine et dans le ciel, tout mouvement, tout bruit comme s'il venait d'anéantir la vie de la terre.

      Arriverait-elle au bois avant l'orage? Tout en marchant aussi vite que sa respiration haletante le permettait, elle tournait parfois la tête en arrière, et le voyait fondre sur elle au galop furieux de ses nuages noirs; et, de ses détonations, il la poursuivait en l'enveloppant d'un immense cercle de feu.

      Dans les montagnes, en voyage, elle avait plus d'une fois été exposée à de terribles orages, mais alors elle avait son père, sa mère qui la couvraient de leur protection, tandis que maintenant elle se trouvait seule, au milieu de cette campagne déserte, pauvre oiseau voyageur surpris par la tempête.

      Elle eût dû marcher contre elle qu'elle n'eût certainement pas pu avancer, mais par bonheur le vent la poussait, et si fort, que par instants il la forçait à courir.

      Pourquoi ne garderait-elle pas cette allure? La foudre n'était pas encore au-dessus d'elle.

      Les coudes serrés à la taille, le corps penché en avant, elle se mit à courir, en se ménageant cependant pour ne pas tomber à bout de souffle; mais, si vite qu'elle courut, l'orage courait encore plus vite qu'elle, et sa voix formidable lui criait dans le dos qu'il la gagnait.

      Si elle avait été dans son état ordinaire elle aurait lutté plus énergiquement, mais fatiguée, affaiblie, la tête chancelante, la bouche sèche, elle ne pouvait pas soutenir un effort désespéré, et par moment le coeur lui manquait.

      Heureusement le bois se rapprochait, et maintenant elle distinguait nettement ses grands arbres que des abatis récents avaient clairsemés.

      Encore quelques minutes, elle arrivait; au moins elle touchait sa lisière, qui pouvait lui donner un abri que la plaine certainement ne lui offrirait pas; et il suffisait que cette espérance présentât une chance de réalisation, si faible qu'elle fut, pour que son courage ne l'abandonnât pas: que de fois son père lui avait-il répété que dans le danger les chances de se sauver sont à ceux qui luttent jusqu'au bout!

      Et elle luttait soutenue par cette pensée, comme si la main de son père tenait encore la sienne et l'entraînait.

      Un coup plus sec, plus violent que les autres, la cloua au sol couvert de flammes; cette fois le tonnerre ne la poursuivait plus, il l'avait rejointe, il était sur elle; il fallait qu'elle ralentît sa course, car mieux valait encore s'exposer