de ma bataille! une bataille où je me suis trouvé en personne, morbleu!
—Oh! ça m'est bien égal! j'aime mieux une romance que toutes vos méchantes chansons de guerre, pleines de jurons qui offensent le bon Dieu!
Et elle se mit à chanter.
Linval aimait Arsène...
Il ne put l'oublier.
—Silence! dit le capitaine. Est-ce que je ne suis plus le maître ici? Tant que j'aurai de l'argent, je yeux qu'on m'amuse à ma manière. Quand je n'aurai plus le sou, ce sera autre chose: vous me chanterez vos guenilles de complaintes, et je n'aurai plus rien à dire.
Il paraît que les convives du capitaine trouvèrent qu'il n'était pas de la dignité de leur sexe de souscrire aveuglément à une pareille prétention, car il se fit une telle rumeur que d'Harmental jugea qu'il était temps de mettre le holà; en conséquence, il frappa à la porte.
—Tournez la bobinette, dit le capitaine, et la chevillette cherra.
En effet, contre toute probabilité la clef était restée à la serrure. D'Harmental suivit donc de point en point l'instruction qui lui était donnée dans la langue du Petit Chaperon rouge, et ayant ouvert la porte, il se trouva en face du capitaine, couché sur le tapis, devant les restes d'un copieux dîner, appuyé sur des coussins, une camisole de femme sur les épaules, une grande pipe à la bouche et une nappe roulée autour de sa tête en guise de turban. Trois ou quatre filles étaient autour de lui. Sur un fauteuil était déposé son habit, auquel on remarquait un ruban nouveau, son chapeau qui avait un galon neuf, et Colichemarde, cette fameuse épée qui avait inspiré à Ravanne sa facétieuse comparaison avec la maîtresse-broche de madame sa mère.
—Comment! c'est vous, chevalier! s'écria le capitaine.
Vous me trouvez comme monsieur de Bonneval, dans mon sérail et au milieu de mes odalisques. Vous ne connaissez pas monsieur de Bonneval, mesdemoiselles? C'est un pacha à trois queues de mes amis, qui, comme moi, ne pouvait pas souffrir les romances, mais qui entendait, un peu bien le maniement de la vie. Dieu me garde une fin comme la sienne! c'est tout ce que je lui demande.
—Oui, c'est moi, capitaine, dit d'Harmental, ne pouvant s'empêcher de rire du groupe grotesque qu'il avait sous les yeux. Je vois que vous ne m'aviez pas donné une fausse adresse, et je vous félicite de votre véracité.
—Soyez le bienvenu, chevalier, dit le capitaine. Mesdemoiselles, je vous prie de servir monsieur exactement, comme, vous me traitez en toutes choses, et de lui chanter les chansons qu'il voudra.
Asseyez-vous donc, chevalier, et mangez et buvez, comme si vous étiez chez vous, attendu que c'est votre cheval que nous buvons et mangeons. Il y est déjà passé plus d'à moitié, pauvre animal! mais les restes en sont bons.
—Merci, capitaine. Je viens de dîner moi-même, et je n'ai qu'un mot à vous dire, si vous le permettez.
—Non, pardieu! je ne le permets pas, dit le capitaine; à moins que ce ne soit encore pour une rencontre. Oh! cela passe avant tout! Si c'est pour une rencontre, à la bonne heure! La Normande, allonge-moi ma brette!
—Non, capitaine, c'est pour affaire.
—Si c'est pour affaire, votre serviteur de tout mon cœur, chevalier! Je suis plus tyran que le tyran de Thèbes ou de Corinthe, Archias, Pélopidas, Léonidas, je ne sais plus quel Olibrius en as qui renvoyait les affaires au lendemain. Moi, j'ai de l'argent jusqu'à demain soir. Donc, après-demain matin les affaires sérieuses.
—Mais; du moins, après-demain, capitaine, dit d'Harmental, je puis compter sur vous, n'est-ce pas?
—À la vie, à la mort, chevalier!
—Je crois aussi que l'ajournement est plus prudent.
—Prudentissime, dit le capitaine. Athénaïs, rallume-moi ma pipe.
—À après-demain donc.
—À après-demain. Mais où vous retrouverai-je?
—Promenez-vous de dix à onze heures du matin dans la rue du Temps-Perdu, regardez de temps en temps en l'air; on vous appellera de quelque part.
—C'est dit, chevalier, de dix à onze heures du matin. Pardon, si je ne vous reconduis pas, mais ce n'est pas l'habitude des Turcs.
Le chevalier fit un signe de la main qu'il le dispensait de cette formalité, et, ayant fermé la porte derrière lui commença de descendre l'escalier. Il n'en était pas à la quatrième marche, qu'il entendit le capitaine, fidèle à ses premières idées, entonner à tue-tête cette fameuse chanson des dragons de Malplaquet qui fit peut-être couler autant de sang en duel qu'il y en avait eu de répandu sur le champ de bataille.
Chapitre 9
Le lendemain, l'abbé Brigaud arriva chez le chevalier à la même heure que la veille. C'était un homme d'une exactitude parfaite. Il apportait trois choses fort utiles au chevalier: des habits, un passeport, et le rapport de la police du prince de Cellamare sur ce que devait faire monsieur le Régent dans la présente journée du 24 mars 1718.
Les habits étaient simples, comme il convient à un cadet de bonne bourgeoisie qui vient chercher fortune à Paris. Le chevalier les essaya, et, grâce à sa bonne mine, il se trouva que, tout simples qu'ils étaient, ils lui allaient à ravir. L'abbé Brigaud secoua la tête: il aurait mieux aimé que le chevalier eût moins belle tournure; mais c'était un malheur irréparable, et il lui fallut s'en consoler.
Le passeport était au nom del senior Diégo, intendant de la noble maison d'Oropesa, lequel avait mission de ramener en Espagne une espèce de maniaque, bâtard de la susdite maison, dont la folie était de se croire régent de France. Cette précaution allait, comme on le voit, au-devant, de toutes les réclamations que le duc d'Orléans aurait pu faire du fond de sa voiture. Et comme le passeport était fort en règle, du reste, signé du prince de Cellamare et visé par messire Voyer d'Argenson, il n'y avait aucun motif pour que le régent, une fois dans le carrosse, ne fît pas bonne route jusqu'à Pampelune, où tout serait dit. La signature surtout de messire Voyer d'Argenson était imitée avec une vérité qui faisait le plus grand honneur aux calligraphes du prince de Cellamare. Quant au rapport, c'était un chef-d'œuvre de clarté et de ponctualisme. Nous le reproduisons textuellement afin de donner à la fois une idée de la façon de vivre du prince et de la manière dont était faite la police de l'ambassadeur d'Espagne. Ce rapport était daté de deux heures de la nuit.
«Aujourd'hui, le régent se lèvera tard: il y a eu souper dans les petits appartements. Madame d'Averne y assistait pour la première fois, en remplacement de madame de Parabère. Les autres femmes étaient la duchesse de Falaris et Saleri, dames d'honneur de Madame. Les hommes étaient le marquis de Broglie, le comte de Nocé, le marquis de Canillac, le duc de Brancas, et le chevalier de Simiane. Quant au marquis de Lafare et à monsieur de Fargy, ils étaient retenus dans leur lit par une indisposition dont on ignore la cause.
À midi le conseil aura lieu. Le régent doit y communiquer au duc du Maine, au prince de Conti, au duc de Saint-Simon, au duc de Guiche, etc., le projet de traité de la quadruple alliance, que lui a envoyé l'abbé Dubois, en annonçant son retour pour dans trois ou quatre jours.
Le reste de la journée est donné tout entier à la paternité. Avant-hier, monsieur le régent a marié une fille qu'il avait eue de la Desmarets, et qui avait été élevée chez les religieuses de Saint-Denis. Elle dîne avec son mari au Palais-Royal, et après le dîner, monsieur le régent la conduit à l'Opéra, dans la loge de madame Charlotte de Bavière. La Desmarets, qui n'a pas vu sa fille depuis six ans, est prévenue que, si elle veut la voir, elle peut venir au théâtre.
Monsieur le régent, malgré son caprice pour madame d'Averne, fait toujours la cour à la marquise