Pierre Loti

Pêcheur d'Islande


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leurs longues bottes, et ils fermaient les yeux, éblouis d'abord par tous ces reflets de lumière pâle.

      Alors Yann et Sylvestre firent rapidement leur premier déjeuner du matin avec des biscuits; après les avoir cassés à coups de maillet, ils se mirent à les croquer d'une manière très bruyante, en riant de les trouver si durs. Ils étaient redevenus tout à fait gais à l'idée de descendre dormir, d'avoir bien chaud dans leurs couchettes, et, se tenant l'un l'autre par la taille, ils s'en allèrent jusqu'à l'écoutille, en se dandinant sur un air de vieille chanson.

      Avant de disparaître par ce trou, ils s'arrêtèrent à jouer avec un certain Turc, le chien du bord, un terre-neuvien tout jeune, qui avait d'énormes pattes encore gauches et enfantines. Ils l'agaçaient de la main; l'autre les mordillait comme un loup, et finit par leur faire du mal. Alors Yann, avec un froncement de colère dans ses yeux changeants, le repoussa d'un coup trop fort qui le fit s'aplatir et hurler.

      Il avait le coeur bon, ce Yann, mais sa nature était restée un peu sauvage, et quand son être physique était seul en jeu, une caresse douce était souvent chez lui très près d'une violence brutale.

       Table des matières

      Leur navire s'appelait la Marie, capitaine Guermeur. Il allait chaque année faire la grande pêche dangereuse dans ces régions froides où les étés n'ont plus de nuits.

      Il était très ancien, comme la Vierge de faïence sa patronne. Ses flancs épais, à vertèbres de chêne, étaient éraillés, rugueux, imprégnés d'humidité et de saumure; mais sains encore et robustes, exhalant les senteurs vivifiantes du goudron. Au repos il avait un air lourd, avec sa membrure massive, mais quand les grandes brises d'ouest soufflaient, il retrouvait sa vigueur légère, comme les mouettes que le vent réveille. Alors il avait sa façon à lui de s'élever à la lame et de rebondir, plus lestement que bien des jeunes, taillés avec les finesses modernes.

      Quant à eux, les six hommes et le mousse, ils étaient des Islandais (une race vaillante de marins qui est répandue surtout au pays de Paimpol et de Tréguier, et qui s'est vouée de père en fils à cette pêche-là).

      Ils n'avaient presque jamais vu l'été de France.

      A la fin de chaque hiver, ils recevaient avec les autres pêcheurs, dans le port de Paimpol, la bénédiction des départs. Pour ce jour de fête, un reposoir, toujours le même, était construit sur le quai; il imitait une grotte en rochers et, au milieu, parmi des trophées d'ancres, d'avirons et de filets, trônait, douce et impassible, la Vierge, patronne des marins, sortie pour eux de son église, regardant toujours, de génération en génération, avec ses mêmes yeux sans vie, les heureux pour qui la saison allait être bonne, - et les autres, ceux qui ne devaient pas revenir.

      Le saint-sacrement, suivi d'une procession lente de femmes et de mères, de fiancées et de soeurs, faisait le tour du port, où tous les navires islandais, qui s'étaient pavoisés, saluaient du pavillon au passage. Le prêtre, s'arrêtant devant chacun d'eux, disait les paroles et faisait les gestes qui bénissent.

      Ensuite ils partaient tous, comme une flotte, laissant le pays presque vide d'époux, d'amants et de fils. En s'éloignant, les équipages chantaient ensemble, à pleines voix vibrantes, les cantiques de Marie Étoile-de-la-Mer.

      Et chaque année, c'était le même cérémonial de départ, les mêmes adieux.

      Après, recommençait la vie du large, l'isolement à trois ou quatre compagnons rudes, sur des planches mouvantes, au milieu des eaux froides de la mer hyperborée.

      Jusqu'ici, ont était revenu; - la Vierge Étoile-de-la-Mer avait protégé ce navire qui portait son nom.

      La fin d'août était l'époque de ces retours. Mais la Marie suivait l'usage de beaucoup d'Islandais, qui est de toucher seulement à Paimpol, et puis de descendre dans le golfe de Gascogne où l'on vend bien sa pêche, et dans les îles de sable à marais salants où l'on achète le sel pour la campagne prochaine.

      Dans ces ports du Midi, que le soleil chauffe encore, se répandent pour quelques jours les équipages robustes, avides de plaisir, grisés par ce lambeau d'été, par cet air plus tiède; - par la terre et par les femmes.

      Et puis, avec les premières brumes de l'automne, on rentre au foyer, à Paimpol ou dans les chaumières éparses du pays de Goëlo, s'occuper pour un temps de famille et d'amour, de mariages et de naissances. Presque toujours on trouve là des petits nouveau-nés, conçus l'hiver d'avant, et qui attendent des parrains pour recevoir le sacrement du baptême: - il faut beaucoup d'enfants à ces races de pêcheurs que l'Islande dévore.

       Table des matières

      A Paimpol, un beau soir de cette année-là, un dimanche de juin, il y avait deux femmes très occupées à écrire une lettre.

      Cela se passait devant une large fenêtre qui était ouverte et dont l'appui, en granit ancien et massif, portait une rangée de pots de fleurs.

      Penchées sur leur table, toutes deux semblaient jeunes; l'une avait une coiffe extrêmement grande, à la mode d'autrefois; l'autre, une coiffe toute petite, de la forme nouvelle qu'ont adoptée les Paimpolaises: - deux amoureuses, eût-on dit, rédigeant ensemble un message tendre pour quelque bel Islandais.

      Celle qui dictait - la grande coiffe - releva la tête, cherchant ses idées. Tiens! Elle était vieille, très vieille, malgré sa tournure jeunette, ainsi vue de dos sous son petit châle brun. Mais tout à fait vieille: une bonne grand'mère d'au moins soixante-dix ans. Encore jolie par exemple, et encore fraîche, avec les pommettes bien roses, comme certains vieillards ont le don de les conserver. Sa coiffe, très basse sur le front et sur le sommet de la tête, était composée de deux ou trois larges cornets en mousseline qui semblaient s'échapper les uns des autres et retombaient sur la nuque. Sa figure vénérable s'encadrait bien dans toute cette blancheur et dans ces plis qui avaient un air religieux. Ses yeux, très doux, étaient pleins d'une bonne honnêteté. Elle n'avait plus trace de dents, plus rien, et, quand elle riait, on voyait à la place ses gencives rondes qui avaient un petit air de jeunesse. Malgré son menton, qui était devenu "en pointe de sabot" (comme elle avait coutume de dire), son profil n'était pas trop gâté par les années; on devinait encore qu'il avait dû être régulier et pur comme celui des saintes d'église.

      Elle regardait par la fenêtre, cherchant ce qu'elle pourrait bien raconter de plus pour amuser son petit-fils.

      Vraiment il n'existait pas ailleurs, dans tout le pays Paimpol, une autre bonne vieille comme elle, pour trouver des choses aussi drôles à dire sur les uns ou les autres, ou même sur rien du tout. Dans cette lettre, il y avait déjà trois ou quatre histoires impayables, - mais sans la moindre malice, car elle n'avait rien de mauvais dans l'âme.

      L'autre, voyant que les idées ne venaient plus, s'était mise à écrire soigneusement l'adresse:

      A monsieur Moan, Sylvestre, à bord de la MARIE, capitaine Guermeur, - dans la mer d'Islande par Reykjavik.

      Après, elle aussi releva la tête pour demander:

      --C'est-il fini, grand'mère Moan?

      Elle était bien jeune, celle-ci, adorablement jeune, une figure de vingt ans. Très blonde, - couleur rare en ce coin de Bretagne où la race est brune; très blonde, avec des yeux d'un gris de lin à cils presque noirs. Ses sourcils, blonde autant que ses cheveux, étaient comme repeints au milieu d'une ligne plus rousse, plus foncée, qui donnait une expression de vigueur et de volonté. Son profil, un peu court, était très noble, le nez prolongeant la ligne du front avec une rectitude absolue, comme dans les visages grecs. Une fossette profonde, creusée sous la lèvre inférieure, en accentuait