George Sand

Le meunier d'Angibault


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les intérêts matériels que prise le monde et les préjugés étroits de la naissance qui n'avaient jamais trompé son jugement. Elle croyait faire beaucoup, la pauvre enfant, et c'était beaucoup en effet; car le monde l'eût blâmée ou raillée. Elle n'avait pas prévu que ce n'était rien encore, et que la fierté du plébéien repousserait son sacrifice presque comme un affront.

      Éclairée tout à coup par l'effroi, la douleur et la résistance de Lémor, Marcelle repassait dans son esprit consterné tout ce qu'elle avait entrevu de la crise sociale où s'agite le siècle. Il n'y a plus rien d'étranger dans les hautes régions de la pensée aux femmes de notre temps. Toutes, suivant la portée de leur intelligence, peuvent désormais, sans affectation et sans ridicule, lire chaque jour sous toutes les formes, journal ou roman, philosophie, politique ou poésie, discours officiel ou conversation intime, dans le grand livre triste, diffus, contradictoire et cependant profond et significatif de la vie actuelle. Elle savait donc bien, comme nous tous, que ce présent engourdi et malade est aux prises avec le passé qui le retient et l'avenir qui l'appelle. Elle voyait de grands éclairs se croiser sur sa tête, elle pouvait pressentir une grande lutte plus ou moins éloignée. Elle n'était pas d'une nature pusillanime; elle n'avait pas peur et ne fermait pas les yeux. Les regrets, les plaintes, les terreurs et les récriminations de ses grands parents l'avaient tant lassée et tant dégoûtée de la crainte! La jeunesse ne veut pas maudire le temps de sa floraison, et ses années charmantes lui sont chères, quelque chargées d'orages qu'elles soient. La tendre et courageuse Marcelle se disait que, sous le tonnerre et la grêle, on peut sourire, à l'abri du premier buisson, avec l'être qu'on aime. Cette lutte menaçante des intérêts matériels lui paraissait donc un jeu. Qu'importe d'être ruiné, exilé, emprisonné? se disait-elle, lorsque la terreur planait autour d'elle sur les prétendus heureux du siècle. On ne déportera jamais l'amour; et puis moi, grâce au ciel, j'aime un homme de rien qui sera épargné.

      Seulement elle n'avait pas encore pensé qu'elle pût être atteinte jusque dans ses affections, par cette lutte sourde et mystérieuse qui s'accomplit en dépit de toutes les contraintes officielles et de tous les découragements apparents. Cette lutte des sentiments et des idées est dès à présent profondément engagée, et Marcelle s'y voyait précipitée tout à coup au milieu de ses illusions comme au sortir d'un rêve. La guerre intellectuelle et morale était déclarée entre les diverses classes, imbues de croyances et de passions contraires, et Marcelle trouvait une sorte d'ennemi irréconciliable dans l'homme qui l'adorait. Épouvantée d'abord de cette découverte, elle se familiarisa peu à peu avec cette idée, qui lui suggérait de nouveaux desseins plus généreux et plus romanesques encore que ceux dont elle s'était nourrie depuis un mois, et au bout de sa longue promenade à travers ses appartements silencieux et déserts, elle trouva le calme d'une résolution qu'elle seule peut-être pouvait envisager sans sourire d'admiration ou de pitié.

      Ceci se passait tout récemment, peut-être l'année dernière.

       Table des matières

       Table des matières

      Marcelle, ayant épousé son cousin-germain, portait le nom de Blanchemont, après comme avant son mariage. La terre et le château de Blanchemont formaient une partie de son patrimoine. La terre était importante, mais le château, abandonné depuis plus de cent ans à l'usage des fermiers, n'était même plus habité par eux, parce qu'il menaçait ruine et qu'il eût fallu de trop grandes dépenses pour le réparer. Mademoiselle de Blanchemont, orpheline de bonne heure, élevée à Paris dans un couvent, mariée fort jeune, et n'étant pas initiée par son mari à la gestion de ses affaires, n'avait jamais vu ce domaine de ses ancêtres. Résolue de quitter Paris et d'aller chercher à la campagne un genre de vie analogue aux projets qu'elle venait de former, elle voulut commencer son pèlerinage par visiter Blanchemont, afin de s'y fixer plus tard si cette résidence répondait à ses desseins. Elle n'ignorait pas l'état de délabrement de son castel, et c'était une raison pour qu'elle jetât de préférence les yeux sur cette demeure. Les embarras d'affaires que son mari lui avait laissés, et le désordre où lui-même paraissait avoir laissé les siennes, lui servirent de prétexte pour entreprendre un voyage qu'elle annonça devoir être de quelques semaines seulement, mais auquel, dans sa pensée secrète, elle n'assignait précisément ni but ni terme, son but véritable, à elle, étant de quitter Paris et le genre de vie auquel elle y était astreinte.

      Heureusement pour ses vues, elle n'avait dans sa famille aucun personnage qui pût s'imposer aisément le devoir de l'accompagner. Fille unique, elle n'avait pas à se défendre de la protection d'une soeur ou d'un frère aîné. Les parents de son mari étaient fort âgés, et, un peu effrayés des dettes du défunt, qu'une sage administration pouvait seule liquider, ils furent à la fois étonnés et ravis de voir une femme de vingt-deux ans, qui jusqu'alors n'avait montré nulle aptitude et nul goût pour les affaires, prendre la résolution de gérer les siennes elle-même et d'aller voir par ses yeux l'état de ses propriétés. Il y eut pourtant bien quelques objections pour ne pas la laisser ainsi partir seule avec son enfant. On voulait qu'elle se fît accompagner par son homme d'affaires. On craignait que l'enfant ne souffrit d'un voyage entrepris par un temps très-chaud. Marcelle objecta aux vieux Blanchemont, ses beau-père et belle-mère, qu'un tête à tête prolongé avec un vieux homme de loi n'était pas précisément un adoucissement aux ennuis qu'elle allait s'imposer; qu'elle trouverait chez les notaires et les avoués de province des renseignements plus directs et des conseils mieux appropriés aux localités; enfin, que ce n'était pas une chose si difficile que de compter avec des fermiers et de renouveler des baux. Quant à l'enfant, l'air de Paris le rendait de plus eu plus débile. La campagne, le mouvement et le soleil ne pouvaient que lui faire grand bien. Puis, Marcelle, devenue tout à coup adroite pour triompher des obstacles qu'elle avait prévus et médités durant sa veillée rapportée au précédent chapitre, fit valoir les obligations que lui imposait le rôle de tutrice de son fils. Elle ignorait encore en partie l'état de la succession de M. de Blanchemont; s'il s'était fait faire des avances considérables par ses fermiers, s'il n'avait pas donné de fortes hypothèques sur ses terres, etc. Son devoir était d'aller vérifier toutes ces choses, et de ne s'en remettre qu'à elle-même, afin de savoir sur quel pied elle devait vivre ensuite sans compromettre l'avenir de son fils. Elle parla si sagement de ces intérêts, qui, au fond, l'occupaient fort peu, qu'au bout de douze heures elle avait remporté la victoire et amené toute la famille à approuver et à louer sa résolution. Son amour pour Henri était demeuré si secret, qu'aucun soupçon ne vint troubler la confiance des grands parents.

      Soutenue par une activité inaccoutumée et par un espoir enthousiaste, Marcelle ne dormit guère mieux la nuit qui suivit celle de sa dernière entrevue avec Lémor. Elle fit les rêves les plus étranges, tantôt riants, tantôt pénibles. Enfin, elle s'éveilla tout à fait avec l'aube, et, jetant un regard rêveur sur l'intérieur de son appartement, elle fut frappée pour la première fois du luxe inutile et dispendieux déployé autour d'elle. Des tentures de satin, des meubles d'une mollesse et d'une ampleur extrêmes, mille recherches ruineuses, mille babioles brillantes, enfin tout l'attirail de dorures, de porcelaines, de bois sculptés et de fantaisies qui encombrent aujourd'hui la demeure d'une femme élégante. «Je voudrais bien savoir, pensa-t-elle, pourquoi nous méprisons tant les filles entretenues. Elles se font donner ce que nous pouvons nous donner à nous-mêmes. Elles sacrifient leur pudeur à la possession de ces choses qui ne devraient avoir aucun prix aux yeux des femmes sérieuses et sages, et que nous regardons pourtant comme indispensables. Elles ont les mêmes goûts que nous, et c'est pour paraître aussi riches et aussi heureuses que nous qu'elles s'avilissent. Nous devrions leur donner l'exemple d'une vie simple et austère avant de les condamner! Et si l'on voulait bien comparer nos mariages indissolubles avec leurs unions passagères, verrait-on beaucoup plus de désintéressement chez les jeunes filles de notre classe? Ne verrait-on pas chez nous aussi souvent