bien aussi qu'il n'eût pas des élans religieux qui élèvent l'âme et la vivifient. Quand il est doux, je suis charmé qu'il ne soit plus en colère, parce qu'il me rend doux comme lui, et quand il redevient passionné, je suis passionné à mon tour avec une vivacité qui me réveille et me rajeunit. Enfin, je vous accorde que, dans tous les modes et sur tous les tons, c'est un instrument qu'on ne se lasse pas d'entendre; mais c'est un plaisir qui vous torture un peu, et, quoi que vous en disiez, on a le droit de demander à un homme de génie de vous faire du bien, surtout quand il est arrivé à la maturité de son talent, et, qu'ayant acquis beaucoup de gloire, il doit aspirer à prendre beaucoup d'autorité.
Je vous fais grâce du reste de la discussion, qui fut très-animée. Ce n'est pas avec calme que l'on parle des choses hors ligne, et celui dont la vie littéraire et philosophique a été un combat contre les autres et contre lui-même a dû semer le vent et récolter la tempête.
Il me tardait, ce soir-là, d'être seul et de lire l'ouvrage en entier. Il me semblait que la lecture, sans ordre, d'un drame intellectuel de cette nature et de cette portée conduisait à des disputes sans issue. Julie avait raison d'admirer avec passion toutes les pierreries de cet écrin, de cette mine. Théodore avait raison aussi de vouloir que tant de choses brillantes et précieuses dussent être employées à un ouvrage, à un monument quelconque.
—Je n'exige pas, disait-il, que la synthèse du poëte réponde à la mienne. Je n'accepte pas celle de Michel-Ange, mais je reconnais qu'elle existe, qu'elle est complète, solide, magistrale.
—Oh! le malheureux! s'écriait Julie, il avoue qu'il n'aime pas Michel-Ange. Qu'il aille se coucher, vite, vite! qu'on ne le voie plus ici!
Et l'on chanta à ce pauvre Théodore, qui est bien le plus sincère et le plus honnête des hommes: Buona sera, don Basilio!
Me voici seul, après avoir lu les deux volumes d'un bout à l'autre; le jour perce à travers mes rideaux, et les rossignols chantent déjà. Je vous dirai demain ma pensée, à moins que quelque autre ne la formule mieux, autour de la table, que je ne saurais le faire; auquel cas, vous aurez cette formule. Je ne regrette pas de vous avoir rapporté fidèlement les révoltes de Théodore, parce que je les sens anéanties par un grand fait, la puissance de l'individualité, puissance irrésistible, qui détruit parfois toutes les notions générales préexistantes les mieux établies en apparence, mais établies en raison d'un ordre de choses qui se trouve tout à coup dépassé par l'individu.
A demain donc.
6 juin 1856.
II
C'est autour de la table, en effet, que l'on reprit la causerie de la veille, et c'est là que je me permis d'avoir l'opinion que je vais vous soumettre.
—Il est faux, ma chère Julie, qu'une grande intelligence doive se passer de synthèse, car hier vous avez poussé l'esprit de révolte jusqu'à dire cela; mais il n'est pas vrai, mon cher Théodore, que le poëte des Contemplations manque de synthèse, vous le reconnaîtrez en lisant son livre d'un bout à l'autre.
Mais avant de répondre à une critique qui semblait porter sur la nature, sur le principe même de cette grande intelligence, je voudrais vider avec vous les questions de détail que vous souleviez hier soir: d'abord le choix de certaines images qui vous semblent tantôt choquantes, tantôt puériles; ensuite l'absence de composition, le manque de proportion, comme vous disiez.
Sur ces deux points, je ne trouve pas à vous répondre par un de ces plaidoyers en règle qui tendent à disculper à tout prix l'accusé par un système de dénégations d'une ingénieuse mauvaise foi. Je suis franc, et je trouve ces défauts, que vous signalez, évidents si je me place à votre point de vue; mais j'ai beau chercher dans l'histoire des arts un ouvrage de premier ordre qui ne pèche point par quelque endroit contre ce que les uns appellent les règles, contre ce que les autres appellent la saine logique, je ne les trouve pas. Le pur Racine a tous les défauts du milieu où il a vécu, à commencer par le ton de cour française qu'il donne à ses héros antiques, ce qui fut une adorable qualité pour les amateurs de son temps, ce qui est un hiatus de couleur très-répréhensible aujourd'hui à nos yeux, et ce qui ne l'empêche pourtant pas d'être un beau génie, selon vous, selon moi aussi.
D'où vient donc que, malgré l'école romantique et l'immense progrès qu'elle nous a fait faire, Racine restera debout? C'est que les qualités sérieuses et vraies survivent aux défauts inhérents à l'époque et au milieu où l'on vit. A mesure que les siècles suivants se débarrassent de ces défauts, ils les pardonnent au passé. La première réaction est amère et parfois injuste: il faut de la passion pour vaincre l'habitude et implanter le progrès. Cela fait, la guerre cesse, les combattants s'apaisent, et les vainqueurs sont les premiers à tendre la main aux morts illustres. Cette nouvelle réaction en leur faveur est quelquefois aussi ardente que l'a été celle qui les a dépossédés du rôle de modèles. En deux ou trois siècles, les grands noms sont faits, défaits ou refaits. Ils ne sont réellement consacrés qu'après l'épuisement des réactions contraires; et alors, on sent pour eux une indulgence absolue, qui n'est que justice absolue. De même qu'il n'est pas de grand personnage historique qui n'ait eu dans sa vie quelque erreur ou quelque tache, il n'est pas de grand artiste qui n'ait eu son côté faible ou désordonné, et dont on ne puisse dire: il fut homme; ce qui n'empêche pas d'ajouter: il fut grand.
Quand vous regardez les Noces de Paul Véronèse, songez-vous à critiquer les costumes, le local, les accessoires si peu appropriés au temps et au sujet? La Diane de Jean Goujon ne pèche-t-elle pas contre toutes les règles de la statuaire du Parthénon? Sa riche et étrange coiffure est-elle en rapport logique avec sa nudité? Les Grâces de Germain Pilon ne sont-elles pas de pure convention, comme formes et comme ajustement? Quels sont les habitants d'une planète supérieure à la nôtre qui ont posé pour Moïse, pour les Sibylles, pour l'Adonis de Michel-Ange? Si vous jugez avec le compas et avec le raisonnement, tous ces chefs-d'oeuvre sont inadmissibles dans votre musée. Vous y recevrez tout au plus l'Apollon du Belvédère, un bien joli petit monsieur, mais qui ne pèse pas beaucoup auprès du Christ vengeur de Michel-Ange. Il est cependant plus élégant, plus correct. Il dut être l'idéal des dames de son temps, alors qu'on se représentait le dieu des vers frisé et parfumé comme Alcibiade. Il est charmant, ne vous fâchez pas, et le Christ de la chapelle Sixtine, avec ses formes athlétiques et sa pose terrifiante, n'est que sublime.
Permettez-moi de vous dire: Oui, Victor Hugo a des fantaisies Watteau tout au beau milieu de ses fièvres dantesques; oui, ses statues ont des jambes trop longues ou des poitrines trop étroites, comme celles des divinités de Jean Goujon, ou des têtes trop grosses et des jambes trop courtes, comme quelques-uns des personnages de Michel-Ange; oui, l'ornement est quelquefois trop capricieux et trop prodigué chez lui, comme chez Paul Véronèse, Titien, Giorgione et tous les artistes de la Renaissance. Et c'est pour cela qu'il est un maître que l'on peut, que l'on doit nommer à côté de ceux-là; c'est pour cela que, n'étant pas toujours correct et charmant, il a, lui aussi, le malheur de n'être que sublime.
—Allons, dit Théodore, je me laisse aller à tout ce que vous voudrez, pourvu que vous me prouviez par quels endroits il est synthétique. Au moins tous ceux que vous venez de me citer ont été d'accord avec eux-mêmes; mais Victor Hugo ne me semble pas être quelqu'un, tant il est multiple dans sa fantaisie. Je vous accorde qu'il a résumé par la parole la grande peinture et la grande sculpture, qui ne semblaient pas pouvoir y être contenues: c'est pardieu bien pour cela que je lui reproche de n'avoir rien à lui en fait d'idées. Le talent est immense, mais l'âme est incomplète, incertaine ou insaisissable. Voyons quelle définition vous me donnerez d'un génie si chatoyant et si déréglé?
—Je vous répondrai comme je viens de le faire, en vous donnant, jusqu'à un certain point, gain de cause, sauf à vous dire qu'on perd plus souvent les bons procès qu'on ne les gagne, quand on plaide contre une