l’ayant contemplé quelques instants sans mot dire, pensif, reconstituant toutes les phases de l’aventure, il murmura : « Alors, c’est vrai ? » Sernine, qui ne s’était pas départi de son calme souriant, répliqua :
– L’hypothèse ne manque ni d’élégance ni de hardiesse. Mais, avant tout, dis à tes hommes de me ficher la paix avec leurs joujoux.
– Soit, accepta M. Weber, en faisant un signe à ses hommes. Et maintenant, réponds.
– À quoi ?
– Es-tu M. Lenormand ?
– Oui.
Des exclamations s’élevèrent. Jean Doudeville, qui était là pendant que son frère surveillait l’issue secrète, Jean Doudeville, le complice même de Sernine, le regardait avec ahurissement. M. Weber, suffoqué, restait indécis.
– Ça t’épate, hein ? dit Sernine. J’avoue que c’est assez rigolo… Dieu, que tu m’as fait rire quelquefois, quand on travaillait ensemble, toi et moi, le chef et le sous-chef !… Et le plus drôle, c’est que tu le croyais mort, ce brave M. Lenormand… mort comme ce pauvre Gourel. Mais non, mais non, mon vieux, petit bonhomme vivait encore…
Il montra le cadavre d’Altenheim.
– Tiens, c’est ce bandit-là qui m’a fichu à l’eau, dans un sac, un pavé autour de la taille. Seulement, il avait oublié de m’enlever mon couteau… Et, avec un couteau, on crève les sacs et on coupe les cordes. Voilà ce que c’est, malheureux Altenheim… Si tu avais pensé à cela, tu n’en serais pas où tu en es… Mais assez causé… Paix à tes cendres !
M. Weber écoutait, ne sachant que penser. À la fin, il eut un geste de désespoir, comme s’il renonçait à se faire une opinion raisonnable.
– Les menottes, dit-il, soudain alarmé.
– C’est tout ce que tu trouves ? dit Sernine… Tu manques d’imagination… Enfin, si ça t’amuse…
Et, avisant Doudeville au premier rang de ses agresseurs, il lui tendit les mains :
– Tiens, l’ami, à toi l’honneur, et pas la peine de t’éreinter… Je joue franc jeu… puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement…
Il disait cela d’un ton qui fit comprendre à Doudeville que la lutte était finie pour l’instant, et qu’il n’y avait qu’à se soumettre. Doudeville lui passa les menottes. Sans remuer les lèvres, sans une contraction du visage, Sernine chuchota :
« 27, rue de Rivoli… Geneviève. »
M. Weber ne put réprimer un mouvement de satisfaction à la vue d’un tel spectacle.
– En route ! dit-il, à la Sûreté !
– C’est cela, à la Sûreté, s’écria Sernine. M. Lenormand va écrouer Arsène Lupin, lequel va écrouer le prince Sernine.
– Tu as trop d’esprit, Lupin.
– C’est vrai, Weber, nous ne pouvons pas nous entendre.
Durant le trajet, dans l’automobile que trois autres automobiles chargées d’agents escortaient, il ne souffla pas mot. On ne fit que passer à la Sûreté. M. Weber, se rappelant les évasions organisées par Lupin, le fit monter aussitôt à l’anthropométrie, puis l’amena au Dépôt d’où il fut dirigé sur la prison de la Santé. Prévenu par téléphone, le directeur attendait. Les formalités de l’écrou et le passage dans la chambre de la fouille furent rapides.
À sept heures du soir, le prince Paul Sernine franchissait le seuil de la cellule 14, deuxième division.
– Pas mal, votre appartement… pas mal du tout… déclara-t-il. La lumière électrique, le chauffage central, les water-closets… Bref, tout le confort moderne… C’est parfait, nous sommes d’accord… Monsieur le Directeur, c’est avec le plus grand plaisir que j’arrête cet appartement.
Il se jeta tout habillé sur le lit.
– Ah ! Monsieur le Directeur, j’ai une petite prière à vous adresser.
– Laquelle ?
– Qu’on ne m’apporte pas mon chocolat demain matin avant dix heures… je tombe de sommeil.
Il se retourna vers le mur.
Cinq minutes après, il dormait profondément.
Deuxième partie
LES TROIS CRIMES D’ARSÈNE LUPIN
1
Santé-Palace
– 1 –
Ce fut dans le monde entier une explosion de rires. Certes, la capture d’Arsène Lupin produisit une grosse sensation, et le public ne marchanda pas à la police les éloges qu’elle méritait pour cette revanche si longtemps espérée et si pleinement obtenue. Le grand aventurier était pris. L’extraordinaire, le génial, l’invisible héros se morfondait, comme les autres, entre les quatre murs d’une cellule, écrasé à son tour par cette puissance formidable qui s’appelle la Justice et qui, tôt ou tard, fatalement, brise les obstacles qu’on lui oppose et détruit l’œuvre de ses adversaires.
Tout cela fut dit, imprimé, répété, commenté, rabâché. Le préfet de Police eut la croix de Commandeur, M. Weber, la croix d’Officier. On exalta l’adresse et le courage de leurs plus modestes collaborateurs. On applaudit. On chanta victoire. On fit des articles et des discours.
Soit ! Mais quelque chose cependant domina ce merveilleux concert d’éloges, cette allégresse bruyante, ce fut un rire fou, énorme, spontané, inextinguible et tumultueux.
Arsène Lupin, depuis quatre ans, était chef de la Sûreté ! ! !
Il l’était depuis quatre ans ! Il l’était réellement, légalement, avec tous les droits que ce titre confère, avec l’estime de ses chefs, avec la faveur du gouvernement, avec l’admiration de tout le monde.
Depuis quatre ans le repos des habitants et la défense de la propriété étaient confiés à Arsène Lupin. Il veillait à l’accomplissement de la loi. Il protégeait l’innocent et poursuivait le coupable.
Et quels services il avait rendus ! Jamais l’ordre n’avait été moins troublé, jamais le crime découvert plus sûrement et plus rapidement ! Qu’on se rappelle l’affaire Denizou, le vol du Crédit Lyonnais, l’attaque du rapide d’Orléans, l’assassinat du baron Dorf… autant de triomphes imprévus et foudroyants, autant de ces magnifiques prouesses que l’on pouvait comparer aux plus célèbres victoires des plus illustres policiers.
Jadis, dans un de ses discours, à l’occasion de l’incendie du Louvre et de la capture des coupables, le président du Conseil Valenglay, pour défendre la façon un peu arbitraire dont M. Lenormand avait agi, s’était écrié :
« Par sa clairvoyance, par son énergie, par ses qualités de décision et d’exécution, par ses procédés inattendus, par ses ressources inépuisables, M. Lenormand nous rappelle le seul homme qui eût pu, s’il vivait encore, lui tenir tête, c’est-à-dire Arsène Lupin. M. Lenormand, c’est un Arsène Lupin au service de la société. »
Et voilà que M. Lenormand n’était autre qu’Arsène Lupin !
Qu’il fût prince russe, on s’en souciait peu ! Lupin était coutumier de ces métamorphoses. Mais chef de la Sûreté ! Quelle ironie charmante