Jules Verne

Les enfants du capitaine Grant


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qu’il fallait partir, et que d’une prompte résolution dépendait la vie de ses compagnons.

      «Oui! oui! répondit Glenarvan. Partons! partons!»

      Mais, en parlant ainsi, ses yeux se détournaient de Mac Nabbs; son regard fixait un point noir dans les airs. Soudain, sa main se leva et demeura immobile comme si elle eût été pétrifiée.

      «Là! Là, dit-il, voyez! Voyez!»

      Tous les regards se portèrent vers le ciel, et dans la direction si impérieusement indiquée. En ce moment, le point noir grossissait visiblement. C’était un oiseau qui planait à une hauteur incommensurable.

      «Un condor, dit Paganel.

      —Oui, un condor, répondit Glenarvan. Qui sait? Il vient! Il descend! Attendons!»

      Qu’espérait Glenarvan? Sa raison s’égarait-elle?

      «Qui sait?» avait-il dit.

      Paganel ne s’était pas trompé. Le condor devenait plus visible d’instants en instants. Ce magnifique oiseau, jadis révéré des incas, est le roi des Andes méridionales. Dans ces régions, il atteint un développement extraordinaire.

      Sa force est prodigieuse, et souvent il précipite des bœufs au fond des gouffres. Il s’attaque aux moutons, aux chevaux, aux jeunes veaux errants par les plaines, et les enlève dans ses serres à de grandes hauteurs. Il n’est pas rare qu’il plane à vingt mille pieds au-dessus du sol, c’est-à-dire à cette limite que l’homme ne peut pas franchir. De là, invisible aux meilleures vues, ce roi des airs promène un regard perçant sur les régions terrestres, et distingue les plus faibles objets avec une puissance de vision qui fait l’étonnement des naturalistes.

      Qu’avait donc vu ce condor? Un cadavre, celui de Robert Grant!» Qui sait?» répétait Glenarvan, sans le perdre du regard. L’énorme oiseau s’approchait, tantôt planant, tantôt tombant avec la vitesse des corps inertes abandonnés dans l’espace. Bientôt il décrivit des cercles d’un large rayon, à moins de cent toises du sol. On le distinguait parfaitement. Il mesurait plus de quinze pieds d’envergure. Ses ailes puissantes le portaient sur le fluide aérien presque sans battre, car c’est le propre des grands oiseaux de voler avec un calme majestueux, tandis que pour les soutenir dans l’air il faut aux insectes mille coups d’ailes par seconde.

      Le major et Wilson avaient saisi leur carabine, Glenarvan les arrêta d’un geste. Le condor enlaçait dans les replis de son vol une sorte de plateau inaccessible situé à un quart de mille sur les flancs de la cordillère. Il tournait avec une rapidité vertigineuse, ouvrant, refermant ses redoutables serres, et secouant sa crête cartilagineuse.

      «C’est là! Là!» s’écria Glenarvan.

      Puis, soudain, une pensée traversa son esprit.

      «Si Robert est encore vivant! s’écria-t-il en poussant une exclamation terrible, cet oiseau… Feu! Mes amis! Feu!»

      Mais il était trop tard. Le condor s’était dérobé derrière de hautes saillies de roc. Une seconde s’écoula, une seconde que l’aiguille dut mettre un siècle à battre! Puis l’énorme oiseau reparut pesamment chargé et s’élevant d’un vol plus lourd.

      Un cri d’horreur se fit entendre. Aux serres du condor un corps inanimé apparaissait suspendu et ballotté, celui de Robert Grant. L’oiseau l’enlevait par ses vêtements et se balançait dans les airs à moins de cent cinquante pieds au-dessus du campement; il avait aperçu les voyageurs, et, cherchant à s’enfuir avec sa lourde proie, il battait violemment de l’aile les couches atmosphériques.

      «Ah! s’écria Glenarvan, que le cadavre de Robert se brise sur ces rocs, plutôt que de servir…»

      Il n’acheva pas, et, saisissant la carabine de Wilson, il essaya de coucher en joue le condor.

      Mais son bras tremblait. Il ne pouvait fixer son arme. Ses yeux se troublaient.

      «Laissez-moi faire», dit le major.

      Et l’œil calme, la main assurée, le corps immobile, il visa l’oiseau qui se trouvait déjà à trois cents pieds de lui.

      Mais il n’avait pas encore pressé la gâchette de sa carabine, qu’une détonation retentit dans le fond de la vallée; une fumée blanche fusa entre deux masses de basalte, et le condor, frappé à la tête, tomba peu à peu en tournoyant, soutenu par ses grandes ailes déployées qui formaient parachute. Il n’avait pas lâché sa proie, et ce fut avec une certaine lenteur qu’il s’affaissa sur le sol, à dix pas des berges du ruisseau.

      «À nous! à nous!» dit Glenarvan.

      Et sans chercher d’où venait ce coup de fusil providentiel, il se précipita vers le condor. Ses compagnons le suivirent en courant.

      Quand ils arrivèrent, l’oiseau était mort, et le corps de Robert disparaissait sous ses larges ailes. Glenarvan se jeta sur le cadavre de l’enfant, l’arracha aux serres de l’oiseau, l’étendit sur l’herbe, et pressa de son oreille la poitrine de ce corps inanimé.

      Jamais plus terrible cri de joie ne s’échappa de lèvres humaines, qu’à ce moment où Glenarvan se releva en répétant:

      «Il vit! Il vit encore!»

      En un instant, Robert fut dépouillé de ses vêtements, et sa figure baignée d’eau fraîche. Il fit un mouvement, il ouvrit les yeux, il regarda, il prononça quelques paroles, et ce fut pour dire:

      «Ah! vous, mylord… Mon père!…»

      Glenarvan ne put répondre; l’émotion l’étouffait, et, s’agenouillant, il pleura près de cet enfant si miraculeusement sauvé.

      Chapitre XV L’espagnol de Jacques Paganel

      Après l’immense danger auquel il venait d’échapper, Robert en courut un autre, non moins grand, celui d’être dévoré de caresses. Quoiqu’il fût bien faible encore, pas un de ces braves gens ne résista au désir de le presser sur son cœur. Il faut croire que ces bonnes étreintes ne sont pas fatales aux malades, car l’enfant n’en mourut pas. Au contraire.

      Mais après le sauvé, on pensa au sauveur, et ce fut naturellement le major qui eut l’idée de regarder autour de lui. À cinquante pas du rio, un homme d’une stature très élevée se tenait immobile sur un des premiers échelons de la montagne. Un long fusil reposait à ses pieds. Cet homme, subitement apparu, avait les épaules larges, les cheveux longs et rattachés avec des cordons de cuir. Sa taille dépassait six pieds. Sa figure bronzée était rouge entre les yeux et la bouche, noire à la paupière inférieure, et blanche au front. Vêtu à la façon des patagons des frontières, l’indigène portait un splendide manteau décoré d’arabesques rouges, fait avec le dessous du cou et des jambes d’un guanaque, cousu de tendons d’autruche, et dont la laine soyeuse était retournée à l’extérieur. Sous son manteau s’appliquait un vêtement de peau de renard serré à la taille, et qui par devant se terminait en pointe. À sa ceinture pendait un petit sac renfermant les couleurs qui lui servaient à peindre son visage. Ses bottes étaient formées d’un morceau de cuir de bœuf, et fixées à la cheville par des courroies croisées régulièrement.

      La figure de ce patagon était superbe et dénotait une réelle intelligence, malgré le bariolage qui la décorait. Il attendait dans une pose pleine de dignité. À le voir immobile et grave sur son piédestal de rochers, on l’eût pris pour la statue du sang-froid.

      Le major, dès qu’il l’eut aperçu, le montra à Glenarvan, qui courut à lui. Le patagon fit deux pas en avant. Glenarvan prit sa main et la serra dans les siennes. Il y avait dans le regard du lord, dans l’épanouissement de sa figure, dans toute sa physionomie un tel sentiment de reconnaissance, une telle expression de gratitude, que l’indigène ne put s’y tromper. Il inclina doucement la tête, et prononça quelques paroles que ni le major ni son ami ne purent comprendre.

      Alors, le patagon, après avoir regardé