Durkheim Émile

Le Suicide: Etude de Sociologie


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elle se distinguerait de l'espèce en ce que les couples initiaux d'où seraient sorties les différentes races d'une même espèce seraient, à leur tour, tous issus d'un couple unique. Le concept en serait donc nettement circonscrit et c'est par le procédé spécial de filiation qui lui a donné naissance qu'elle se définirait.

      Malheureusement, si l'on s'en tient à cette formule, l'existence et le domaine d'une race ne peuvent être établis qu'à l'aide de recherches, historiques et ethnographiques, dont les résultats sont toujours douteux; car, sur ces questions d'origine, on ne peut jamais arriver qu'à des vraisemblances très incertaines. De plus, il n'est pas sûr qu'il y ait aujourd'hui des races humaines qui répondent à cette définition; car, par suite des croisements qui ont eu lieu dans tous les sens, chacune des variétés existantes de notre espèce dérive d'origines très diverses. Si donc on ne nous donne pas d'autre critère, il sera bien difficile de savoir quels rapports les différentes races soutiennent avec le suicide, car on ne saurait dire avec précision où elles commencent et où elles finissent. D'ailleurs, la conception de M. de Quatrefages a le tort de préjuger la solution d'un problème que la science est loin d'avoir résolu. Elle suppose; en effet, que les qualités caractéristiques de la race se sont formées au cours de l'évolution, qu'elles ne se sont fixées dans l'organisme que sous l'influence de l'hérédité. Or c'est ce que conteste toute une école d'anthropologistes qui ont pris le nom de polygénistes. Suivant eux, l'humanité, au lieu de descendre tout entière d'un seul et même couple, comme le veut la tradition biblique, serait apparue, soit simultanément soit successivement, sur des points distincts du globe. Comme ces souches primitives se seraient formées indépendamment les unes des autres et dans des milieux différents, elles se seraient différenciées dès le début; par conséquent, chacune d'elles aurait été une race. Les principales races ne se seraient donc pas constituées grâce à la fixation progressive de variations acquises, mais dès le principe et d'emblée.

      Puisque ce grand débat est toujours ouvert, il n'est pas méthodique de faire entrer l'idée de filiation ou de parenté dans la notion de la race. Il vaut mieux la définir par ses attributs immédiats, tels que l'observateur peut directement les atteindre, et ajourner toute question d'origine. Il ne reste alors que deux caractères qui la singularisent. En premier lieu, c'est un groupe d'individus qui présentent des ressemblances; mais il en est ainsi des membres d'une même confession ou d'une même profession. Ce qui achève de la caractériser, c'est que ces ressemblances sont héréditaires. C'est un type qui, de quelque manière qu'il se soit formé à l'origine, est actuellement transmissible par l'hérédité. C'est dans ce sens que Prichard disait: «Sous le nom de race, on comprend toute collection d'individus présentant plus ou moins de caractères communs transmissibles par hérédité, l'origine de ces caractères étant mise de côté et réservée». M. Broca s'exprime à peu près dans les mêmes termes: «Quant aux variétés du genre humain, dit-il, elles ont reçu le nom de races, qui fait naître l'idée d'une filiation plus ou moins directe entre les individus de la même variété, mais ne résout ni affirmativement, ni négativement, la question de parenté entre individus de variétés différentes[56]».

      Ainsi posé, le problème de la constitution des races devient soluble; seulement, le mot est pris alors dans une acception tellement étendue, qu'il en devient indéterminé. Il ne désigne plus seulement les embranchements les plus généraux de l'espèce, les divisions naturelles et relativement immuables de l'humanité, mais des types de toute sorte. De ce point, de vue, en effet, chaque groupe de nations dont les membres, par suite des relations intimes qui les ont unis pendant des siècles, présentent des similitudes en partie héréditaires, constituerait une race. C'est ainsi qu'on parle parfois d'une race latine, d'une race anglo-saxonne, etc. Même, c'est seulement sous cette forme que les races peuvent être encore regardées comme des facteurs concrets et vivants du développement historique. Dans la mêlée des peuples, dans le creuset de l'histoire, les grandes races, primitives et fondamentales, ont fini par se confondre tellement les unes dans les autres qu'elles ont à peu près perdu toute individualité. Si elles ne se sont pas totalement évanouies, du moins, on n'en retrouve plus que de vagues linéaments, des traits épars qui ne se rejoignent qu'imparfaitement les uns les autres et ne forment pas de physionomies caractérisées. Un type humain que l'on constitue uniquement à l'aide de quelques renseignements, souvent indécis, sur la grandeur de la taille et sur la forme du crâne, n'a pas assez de consistance ni de détermination pour qu'on puisse lui attribuer une grande influence sur la marche des phénomènes sociaux. Les types plus spéciaux et de moindre étendue qu'on appelle des races au sens large du mot ont un relief plus marqué, et ils ont nécessairement un rôle historique, puisqu'ils sont des produits de l'histoire beaucoup plus que de la nature. Mais il s'en faut qu'ils soient objectivement définis. Nous savons bien mal, par exemple, à quels signes exacts la race latine se distingue de la race saxonne. Chacun en parle un peu à sa manière sans grande rigueur scientifique.

      Ces observations préliminaires nous avertissent que le sociologue ne saurait être trop circonspect quand il entreprend de chercher l'influence des races sur un phénomène social quel qu'il soit. Car, pour pouvoir résoudre de tels problèmes, encore faudrait-il savoir quelles sont les différentes races et comment elles se reconnaissent les unes des autres. Cette réserve est d'autant plus nécessaire que cette incertitude de l'anthropologie pourrait bien être due à ce fait que le mot de race ne correspond plus actuellement à rien de défini. D'une part, en effet, les races originelles n'ont plus guère qu'un intérêt paléontologique et, de l'autre, ces groupements plus restreints que l'on qualifie aujourd'hui de ce nom, semblent n'être que des peuples ou des sociétés de peuples, frères par la civilisation plus que par le sang. La race ainsi conçue finit presque par se confondre avec la nationalité.

       Table des matières

      Accordons, cependant, qu'il existe en Europe quelques grands types dont on aperçoit en gros les caractères les plus généraux et entre lesquels se répartissent les peuples et convenons de leur donner le nom de races. Morselli en distingue quatre: le type germanique, qui comprend, comme variétés, l'allemand, le scandinave, l'anglo-saxon, le flamand; le type celto-romain (belges, français, italiens, espagnols); le type slave et le type ouralo-altaïque. Nous ne mentionnons ce dernier que pour mémoire, car il compte trop peu de représentants en Europe pour qu'on puisse déterminer quels rapports il a avec le suicide. Il n'y a, en effet, que les Hongrois, les Finlandais et quelques provinces russes qui y puissent être rattachés. Les trois autres races se classeraient de la manière suivante selon l'ordre décroissant de leur aptitude au suicide: d'abord les peuples germaniques, puis les celto-romains, enfin les slaves[57].

      Mais ces différences peuvent-elles être réellement imputées à l'action de la race?

      L'hypothèse serait plausible si chaque groupe de peuples réunis ainsi sous un même vocable avait pour le suicide une tendance d'intensité à peu près égale. Mais il existe entre nations de même race les plus extrêmes divergences. Tandis que les Slaves, en général, sont peu enclins à se tuer, la Bohême et la Moravie font exception. La première compte 158 suicides par million d'habitants et la seconde 136, alors que la Carniole n'en a que 46, la Croatie 30, la Dalmatie 14. De même, de tous les peuples celto-romains, la France se distingue par l'importance de son apport, 150 suicides par million, tandis que l'Italie, à la même époque, n'en donnait qu'une trentaine et l'Espagne moins encore. Il est bien difficile d'admettre, comme le veut Morselli, qu'un écart aussi considérable puisse s'expliquer par ce fait que les éléments germaniques sont plus nombreux en France que dans les autres pays latins. Étant donné surtout que les peuples qui se séparent ainsi de leurs congénères sont aussi les plus civilisés, on est en droit de se demander si ce qui différencie les sociétés et les groupes soi-disant ethniques, ce n'est pas plutôt l'inégal développement de leur civilisation.

      Entre les peuples germaniques, la diversité est encore plus grande. Des quatre groupes qu'on rattache à cette souche, il en est trois qui sont beaucoup moins enclins au suicide que les Slaves et que les Latins. Ce sont les Flamands qui ne comptent que 50 suicides