propriété, ne s'élevant pas à plus de 400 livres par an. Ses pensions, ses retraites, c'est un fait bien connu, s'éteignent avec lui.
«Quatre cents livres par an, voilà donc tout ce qu'il peut donner à la comtesse, s'il la laisse veuve.
—Quatre cents livres par an, ce n'est pas tout. Mon frère a assuré sa vie pour 10, 000 livres qu'il a léguées à la comtesse au cas où il mourrait avant elle.»
Cette déclaration produisit un certain effet. Chacun se regarda en répétant ces trois mots:—Dix mille livres! Poussé au pied du mur, le notaire fit un dernier effort pour défendre sa position.
«Puis-je vous demander qui a fait de cet arrangement une condition du mariage? dit-il; ce n'est sûrement pas la comtesse elle-même?
—C'est le frère de la comtesse, ce qui revient absolument au même, répondit Henry Westwick.»
Après cela, il n'y avait plus à discuter, au moins tant que le frère de Montbarry serait présent. La conversation changea donc, et le médecin rentra chez lui.
Mais sa curiosité malsaine sur la comtesse n'était pas encore satisfaite. Dans ses moments de loisir, il pensait à la famille de lord Montbarry et se demandait si elle réussirait en définitive à empêcher le mariage. Chaque jour il se prenait à désirer connaître le malheureux à qui on avait ainsi tourné la tête. Chaque jour, durant le court espace de temps qui devait s'écouler avant le mariage, Il se rendit au cercle pour tâcher d'apprendre quelques nouvelles. Rien ne s'était passé, c'est tout ce que l'on savait au cercle. La position de la comtesse était toujours inébranlable: lord Montbarry voulait plus que jamais épouser cette femme. Tous deux étaient catholiques, le mariage devait être célébré à la chapelle de la place d'Espagne. Voilà tout ce que le docteur apprit de nouveau.
Le jour de la cérémonie, après avoir lutté quelques instants avec lui-même, il se décida à sacrifier pour un jour ses malades et leurs guinées, et se dirigea, sans en rien dire vers la chapelle. Sur la fin de sa vie, il entrait en colère quand quelqu'un lui rappelait sa conduite ce jour-là!
Le mariage fut, pour ainsi dire, secret. Une voiture fermée attendait à la porte de l'église; quelques personnes appartenant pour la plupart à la basse classe, et presque toutes de vieilles femmes, étaient éparpillées dans l'intérieur de l'église. Le docteur aperçut cependant quelques rares visages de quelques-uns des membres du cercle, attirés comme lui par la curiosité. Quatre personnes seulement étaient devant l'autel: la mariée, le marié et leurs deux témoins. Un de ces derniers était une vieille femme, qui pouvait passer pour la camériste ou la dame de compagnie de la comtesse; l'autre était sans aucun doute son frère, le baron Rivar. Toutes les personnes faisant partie de la noce, la mariée elle-même, portaient leurs costumes habituels du matin. Lord Montbarry était un homme d'âge moyen, au type militaire, n'ayant rien de remarquable ni dans la démarche, ni dans la physionomie. Le baron Rivar, lui, était la personnification d'un autre type bien connu. On rencontre à Paris presque à chaque pas, sur les boulevards, ces moustaches cirées en pointes, ces yeux hardis, ces cheveux noirs frisés et épais, en un mot cette tête portée arrogamment; il ne ressemblait en rien à sa soeur.
Le prêtre qui officiait était un pauvre bon vieillard remplissant les devoirs de son ministère avec une sorte de résignation et ressentant des douleurs rhumatismales chaque fois qu'il était obligé de s'agenouiller.
La personne sur qui aurait dû se concentrer toute la curiosité des assistants, la comtesse, souleva son voile au commencement de la cérémonie; mais sa robe, d'une extrême simplicité, n'appelait pas longtemps les regards. Jamais mariage ne fut moins intéressant et plus bourgeois que celui-là. De temps en temps le docteur jetait un coup d'oeil vers la porte, comme s'il attendait la subite intervention de quelqu'un qui viendrait révéler un terrible secret et s'opposer à la continuation de la cérémonie. Rien de semblable n'arriva, rien d'extraordinaire, rien de dramatique.
Étroitement liés l'un à l'autre par un éternel serment, les deux époux disparurent suivis de leurs témoins, pour aller signer sur le registre à la sacristie; cependant le docteur attendait toujours et continuait à nourrir l'espoir obstiné qu'un événement inattendu et important devait certainement arriver.
Mais le temps passa et le couple uni rentra dans l'église, se dirigeant cette fois vers la porte.
Le docteur, afin de n'être pas vu, essaya de se cacher; à sa grande surprise, la comtesse l'aperçut. Il l'entendit dire à son mari:
«Un moment, je vous prie, je vois un ami,»
Lord Montbarry s'inclina et attendit. Elle s'avança alors vers le docteur, lui prit la main et la serra convulsivement. Ses grands yeux noirs, pleins d'éclat, brillaient à travers son voile.
«Un pas de plus, vous voyez, vers le commencement de la fin!» lui dit-elle; puis elle retourna auprès de son mari.
Avant que le docteur ait pu se remettre et la suivre, lord et lady Montbarry étaient dans leur voiture et les chevaux marchaient déjà.
À la porte de l'église étaient trois ou quatre membres du cercle qui, comme le docteur Wybrow, n'avaient assisté à la cérémonie que par curiosité. Près d'eux se tenait le frère de la mariée, attendant seul. Son intention évidente était de voir l'homme à qui sa soeur avait parlé. Son regard insolent fixait le docteur d'un air étonné, mais cela ne dura qu'un instant; le regard s'éclaircit soudain et le baron souriant avec une courtoisie charmante, salua l'ami de sa soeur et s'en alla.
Les membres du cercle formèrent un petit groupe sur les marches de l'église et commencèrent à causer: du baron d'abord.
«Quel coquin de mauvaise mine!»
Ils passèrent à Montbarry.
«Est-ce qu'il va emmener cette horrible femme avec lui en Irlande? Certainement non! Il n'ose plus regarder en face ses fermiers, ils savent tous l'histoire d'Agnès Lockwood.
—Eh bien, où ira-t-il?
—En Écosse.
—Aimera-t-elle ce pays-là?
—Oh! Pour une quinzaine seulement; ils reviendront ensuite à
Londres et partiront à l'étranger.
—Parions qu'ils ne reviendront jamais en Angleterre:
—Qui sait?
—Avez-vous vu comme elle a regardé Montbarry au commencement de la cérémonie quand elle a été obligée de soulever son_ _voile? À sa place je me serais sauvé. L'avez-vous vu, docteur?»
Mais le docteur se souvenait maintenant de ses malades, et il en avait assez de tous ces bavardages. Il suivit donc l'exemple du baron Rivar et s'en alla.
—Un pas de plus, vous voyez, vers le commencement de la fin, se répétait-il à lui-même en rentrant chez lui. Quelle fin?
IV
Le jour du mariage, Agnès Lockwood était assise seule dans le petit salon de son appartement de Londres, brûlant les lettres qui lui avaient été écrites autrefois par Montbarry.
Dans le portrait si minutieux que la comtesse avait tracé d'elle au docteur Wybrow, elle avait passé sous silence un des charmes les plus grands d'Agnès: l'expression de bonté et de pureté de ses yeux, qui frappait tous ceux qui l'approchaient. Elle semblait beaucoup plus jeune qu'elle n'était réellement. Avec son teint clair et ses manières timides, on était tenté de parler d'elle comme d'une petite fille, bien qu'elle approchât de la trentaine. Elle vivait seule avec une vieille nourrice qui lui était toute dévouée, d'un modeste revenu, suffisant à peine à leur entretien à toutes deux. Pendant qu'elle déchirait lentement les lettres du parjure, qu'elle jetait ensuite au feu, son visage ne montrait aucun signe de douleur. C'était une de ces natures qui souffrent trop profondément pour trouver un soulagement dans les larmes. Pâle et tranquille, en apparence, les mains froides et tremblantes, elle anéantit toutes