George Sand

Nanon


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mauvaise. Je me piquai d'honneur, ma soupe fut trouvée bonne et me valut des compliments.

      — Puisque te voilà une femme, me dit mon oncle en la dégustant, tu mérites le plaisir que je vais te faire. Viens avec moi au-devant de ton petit cousin Pierre, qui s'est chargé de ramener l'_ouaille _et qui ne tardera pas d'arriver.

      Ce mouton, ardemment désiré, était donc une brebis, et elle était probablement des plus laides, car elle avait coûté trois livres. Comme la somme me parut énorme, la bête me sembla belle. Certes, j'avais eu sous les yeux bien des objets de comparaison depuis que j'existais; mais je n'avais jamais songé à examiner le bétail des autres, et mon mouton me plut tant, que je m'imaginai avoir le plus bel animal de la terre. Sa figure me revint tout de suite. Il me sembla qu'il me regardait avec amitié, et, quand il vint manger dans ma petite main les feuilles et le déchet des légumes que j'avais gardés pour lui, j'eus bien de la peine à me retenir de crier de joie.

      — Ah! mon oncle, dis-je, frappée d'une idée qui ne m'était pas encore venue, voilà bien un beau mouton, mais nous n'avons pas de bergerie pour le mettre!

      — Nous lui en ferons une demain, répondit-il; en attendant, il couchera là dans un coin de la chambre. Il n'a pas grand'faim ce soir, il a marché et il est las. Au petit jour, tu le mèneras au chemin d'en bas, où il y a de l'herbe, et il mangera son saoul.

      Attendre au lendemain pour faire manger Rosette (je l'avais déjà baptisée) me parut bien long. J'obtins la permission d'aller avant la nuit _faire de la feuille _le long des haies. Je passais dans mes mains les branches d'ormille et de noisetier sauvage, et je remplissais mon tablier de feuilles vertes. La nuit vint et je me mis les mains en sang dans les épines; mais je ne sentais rien et je n'avais peur de rien, quoique je ne me fusse jamais trouvé seule si tard après le soleil couché.

      Quand je rentrai, tout le monde dormait chez nous, malgré les bêlements de Rosette, qui sans doute s'ennuyait d'être seule et regrettait ses anciennes camarades. Elle se trouvait _étrange, _comme on disait chez nous, c'est-à-dire dépaysée. Elle ne voulut pas manger, ni boire. J'en eus beaucoup d'inquiétude et de chagrin. Le lendemain, elle parut très contente de sortir et de manger l'herbe fraîche. Je voulais que mon grand-oncle lui fît vitement un abri où elle pût dormir sur de la litière, et je me hâtai, aussitôt après la messe, d'aller couper de la fougère sur le communal. Comme chacun en faisait autant, il n'y en avait guère; heureusement il n'en fallait pas beaucoup pour un seul mouton.

      Mais mon grand-oncle, qui n'était plus bien leste, avait à peine commencé sa bâtisse, et je dus l'aider à battre et à délayer de la terre. Enfin, vers le soir, Jacques lui ayant apporté des grandes pierres plates, des branches, des mottes de gazon et une grosse charge de genêts, la bergerie fut à peu près debout et couverte. La porte était si basse et si petite, que moi seule pouvais y entrer en me baissant beaucoup.

      — Tu vois, me dit le père Jean, la bête est bien à toi, car il n'y a que toi pour entrer dans sa maison. Si tu oublies de lui faire son lit et de lui donner l'herbe du jour et le boire de la nuit, elle sera malade, elle dépérira, et tu en auras du regret.

      — Il n'y a pas de danger que ça arrive! répondis-je avec orgueil, et, dès ce moment, je sentis que j'étais quelqu'un. Je distinguai ma personne de celle des autres. J'avais une occupation, un devoir, une responsabilité, une propriété, un but, dirai-je une maternité, à propos d'un mouton?

      Ce qu'il y a de sûr, c'est que j'étais née pour soigner, c'est-à- dire pour servir et protéger quelqu'un, quelque chose, ne fût-ce qu'un pauvre animal, et que je commençais ma vie par le souci d'un autre être que moi-même. J'eus d'abord une grande joie de voir Rosette bien logée; mais, bientôt, entendant dire que les loups dont nos bois étaient remplis rôdaient jusqu'auprès de nos maisons, je ne pus dormir, m'imaginant toujours que je les entendais gratter et ronger le pauvre abri de Rosette. Mon grand- oncle se moquait de moi, disant qu'ils n'oseraient. J'insistai si bien, qu'il consolida la petite bâtisse avec de plus grosses pierres et garantit le toit avec de plus grosses branches bien serrées.

      Ce mouton m'occupa tout l'automne. L'hiver venu, il fallut bien quelquefois le mettre dans la maison par les grandes nuits de gelée. Le père Jean aimait la propreté, et, au contraire des paysans de ce temps-là, qui volontiers logeaient leurs bêtes et même leurs porcs avec eux, il répugnait à leur mauvaise odeur et ne les souffrait guère sous son nez. Mais je m'arrangeai pour tenir Rosette si propre et sa litière si fraîche, qu'il me passa ma petite volonté. Il faut dire qu'en même temps que je m'attachais si fort à Rosette, je prenais mieux à coeur mes autres devoirs. Je voulais si bien complaire à mon oncle et à mes cousins qu'ils n'eussent plus le courage de me rien refuser pour ma brebis. Je faisais à moi seule tout le ménage et tous les repas. La Mariotte ne m'aidait plus que pour les gros ouvrages. J'appris vite à laver et à rapiécer. J'emportais de l'ouvrage aux champs et je m'accoutumais à faire deux choses à la fois, car, tout en cousant, j'avais toujours l'oeil sur Rosette. J'étais _bonne bergère _dans toute l'acception du mot. Je ne la laissais pas longtemps à la même place, afin de la tenir en appétit, je ne lui permettais pas d'épuiser la nourriture d'un même endroit, je la promenais tout doucement et lui choisissais son petit bout de pâturage au bord des chemins; car les moutons n'ont pas grand jugement, il faut bien le dire; ils broutent où ils se trouvent et ne quittent la place que lorsqu'il n'y a plus que de la terre à mordre. C'est bien d'eux qu'on peut dire qu'ils ne voient pas plus loin que leur nez, à cause de leur paresse à regarder. J'avais soin aussi de ne pas la presser, à l'heure où je la rentrais à l'étable, sur le chemin rempli de la poussière soulevée par les troupeaux. Je l'avais vue tousser en avalant cette poussière et je savais que les brebis ont la poitrine délicate. J'avais soin encore de ne pas mettre dans sa litière des herbes nuisibles comme la folle avoine dont la graine quand elle est mûre, entre dans les narines ou pique les yeux et cause des enflures ou des plaies. Pour la même raison, je lui lavais la figure tous les jours, et c'est ce qui m'apprit à me laver et à me tenir propre moi-même, chose qu'on ne m'avait pas enseignée et que j'imaginai, avec raison, être aussi nécessaire à la santé des gens qu'à celle des bêtes. En devenant active et en me sentant nécessaire, je pris la crainte de la maladie, et, quoique maigre et chétive d'apparence, je devins vite très forte et presque infatigable.

      Ne croyez pas que j'aie fini de parler de mon mouton. Il était écrit que mon amitié pour lui déciderait du reste de ma vie. Mais, pour l'intelligence de ce qui va suivre, il faut que je vous parle de notre paroisse et de ses habitants.

      Nous n'étions guère plus de deux cents âmes, c'est-à-dire environ cinquante feux répartis sur un espace d'une demi-lieue en longueur, car nous habitions en montagne, le long d'une gorge très étroite qui s'élargissait au milieu et formait un joli vallon rempli par le moutier de Valcreux et ses dépendances. Ce moutier était très grand et bien bâti, entouré de hauts murs avec des portes en arcades cintrées défendues par des tours. L'église était ancienne, petite, mais très haute et assez richement ornée en dedans. On y entrait par la grande cour, sur les côtés et au fond de laquelle il y avait de beaux bâtiments, réfectoire, salle de chapitre et logements pour douze religieux, sans compter les écuries, étables, granges et remises aux ustensiles; car les moines étaient propriétaires de presque toute la paroisse et ils faisaient cultiver leurs terrains et rentrer leurs récoltes par corvées; moyennant quoi, ils louaient à bas prix les maisons occupées par leurs paysans. Toutes ces maisons leur appartenaient.

      Malgré cette grande richesse, les religieux de Valcreux étaient fort gênés. C'est une chose singulière que les gens qui n'ont point de famille ne sachent pas tirer bon parti de leur avoir. J'ai vu des vieux garçons entasser leurs écus en se privant de tout et mourir sans avoir songé à faire leur testament, comme s'ils n'avaient jamais aimé ni eux ni les autres. J'en ai vu aussi qui se laissaient piller pour avoir la paix et non pour faire le bien; mais j'ai vu surtout ces derniers moines, et je vous assure qu'ils n'avaient aucun esprit d'aménagement. Ils ne songeaient ni à la famille qu'ils ne devaient point avoir, ni à l'avenir de leur communauté dont ils ne pouvaient avoir aucun souci. Ils ne se souciaient pas non plus du bon rendement de la terre et des soins qu'elle mérite. Ils vivaient au jour le jour comme des voyageurs dans un campement, faisant trop