XVIII.
ESSAI SUR ADOLPHE.
NOUVELLE ÉDITION,
SUIVIE DE
Quelques réflexions sur le Théâtre Allemand et sur la tragédie de
Wallstein,
Et de l'Esprit de Conquête et de l'Usurpation.
PARIS,
CHARPENTIER, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
1842.
NOTE.
À la suite d'ADOLPHE, nous réimprimons deux autres ouvrages de Benjamin Constant, que les meilleurs juges regardent comme deux chefs-d'oeuvre. L'un est la préface de sa traduction de Wallstein de Schiller; l'autre est la célèbre brochure qu'il publia pendant son exil, en 1813, sur l'Esprit de conquête et sur l'Usurpation.
La réunion de ces trois ouvrages fait de ce volume une édition des OEUVRES CHOISIES DE BENJAMIN CONSTANT, que les personnes de goût nous sauront gré d'avoir ajoutée à la collection des meilleurs ouvrages que nous publions dans notre format.
CH.
TABLE DU VOLUME.
Préface d'Adolphe.
Avis de l'Éditeur.
Adolphe.
Quelques réflexions sur Wallstein de Schiller, et sur le Théâtre allemand.
De l'Esprit de Conquête et de l'Usurpation.
Préface de la première Édition
Préface de la troisième Édition
Première Partie. De l'esprit de Conquête
Deuxième Partie. De l'Usurpation
Essai sur Adolphe
PRÉFACE DE LA TROISIÈME ÉDITION.
Ce n'est pas sans quelque hésitation que j'ai consenti à la réimpression de ce petit ouvrage, publié il y a dix ans. Sans la presque certitude qu'on voulait en faire une contrefaçon en Belgique, et que cette contrefaçon, comme la plupart de celles que répandent en Allemagne et qu'introduisent en France les contrefacteurs belges, serait grossie d'additions et d'interpolations auxquelles je n'aurais point eu de part, je ne me serais jamais occupé de cette anecdote, écrite dans l'unique pensée de convaincre deux ou trois amis, réunis à la campagne, de la possibilité de donner une sorte d'intérêt à un roman dont les personnages se réduiraient à deux, et dont la situation serait toujours la même.
Une fois occupé de ce travail, j'ai voulu développer quelques autres idées qui me sont survenues et ne m'ont pas semblé sans une certaine utilité. J'ai voulu peindre le mal que font éprouver même aux coeurs arides les souffrances qu'ils causent, et cette illusion qui les porte à se croire plus légers ou plus corrompus qu'ils ne le sont. À distance, l'image de la douleur qu'on impose paraît vague et confuse, telle qu'un nuage facile à traverser; on est encouragé par l'approbation d'une société toute factice, qui supplée aux principes par les règles et aux émotions par les convenances, et qui hait le scandale comme importun, non comme immoral, car elle accueille assez bien le vice quand le scandale ne s'y trouve pas; on pense que des liens formés sans réflexion se briseront sans peine. Mais quand on voit l'angoisse qui résulte de ces liens brisés, ce douloureux étonnement d'une âme trompée, cette défiance qui succède à une confiance si complète, et qui, forcée de se diriger contre l'être à part du reste du monde, s'étend à ce monde tout entier, cette estime refoulée sur elle-même et qui ne sait plus où se replacer; on sent alors qu'il y a quelque chose de sacré dans le coeur qui souffre parce qu'il aime; on découvre combien sont profondes les racines de l'affection qu'on croyait inspirer sans la partager; et si l'on surmonte ce qu'on appelle faiblesse, c'est en détruisant en soi-même tout ce qu'on a de généreux, en déchirant tout ce qu'on a de fidèle, en sacrifiant tout ce qu'on a de noble et de bon. On se relève de cette victoire, à laquelle les indifférents et les amis applaudissent, ayant frappé de mort une portion de son âme, bravé la sympathie, abusé de la faiblesse, outragé la morale en la prenant pour prétexte de la dureté; et l'on survit à sa meilleure nature, honteux ou perverti parce triste succès.
Tel a été le tableau que j'ai voulu tracer dans Adolphe. Je ne sais si j'ai réussi; ce qui me ferait croire au moins à un certain mérite de vérité, c'est que presque tous ceux de mes lecteurs que j'ai rencontrés m'ont parlé d'eux-mêmes comme ayant été dans la position de mon héros. Il est vrai qu'à travers les regrets qu'ils montraient de toutes les douleurs qu'ils avaient causées, perçait je ne sais quelle satisfaction de fatuité; ils aimaient à se peindre comme ayant, de même qu'Adolphe, été poursuivis par les opiniâtres affections qu'ils avaient inspirées, et victimes de l'amour immense qu'on avait conçu pour eux. Je crois que pour la plupart ils se calomniaient, et que si leur vanité les eût laissés tranquilles, leur conscience eût pu rester en repos.
Quoi qu'il en soit, tout ce qui concerne Adolphe m'est devenu fort indifférent; je n'attache aucun prix à ce roman, et je répète que ma seule intention, en le laissant reparaître devant un public qui l'a probablement oublié, si tant est que jamais il l'ait connu, a été de déclarer que toute édition qui contiendrait autre chose que ce qui est renfermé dans celle-ci ne viendrait pas de moi, et que je n'en serais pas responsable.
AVIS DE L'ÉDITEUR.
Je parcourais l'Italie, il y a bien des années. Je fus arrêté dans une auberge de Cerenza, petit village de la Calabre, par un débordement du Neto; il y avait dans la même auberge un étranger qui se trouvait forcé d'y séjourner pour la même cause. Il était fort silencieux et paraissait triste; il ne témoignait aucune impatience. Je me plaignais quelquefois à lui, comme au seul homme à qui je pusse parler dans ce lieu, du retard que notre marche éprouvait. Il m'est égal, me répondait-il, d'être ici ou ailleurs. Notre hôte, qui avait causé avec un domestique napolitain qui servait cet étranger sans savoir son nom, me dit qu'il ne voyageait point par curiosité, car il ne visitait ni les ruines, ni les sites, ni les monuments, ni les hommes. Il lisait beaucoup, mais jamais d'une manière suivie; il se promenait le soir, toujours seul, et souvent il passait des journées entières assis, immobile, la tête appuyée sur les deux mains.
Au moment où les communications, étant rétablies, nous auraient permis départir, cet étranger tomba très-malade. L'humanité me fit un devoir de prolonger mon séjour auprès de lui pour le soigner. Il n'y avait à Cerenza qu'un chirurgien de village; je voulais envoyer à Cozenze chercher des secours plus efficaces. Ce n'est pas la peine, me dit l'étranger; l'homme que voilà est précisément ce qu'il me faut. Il avait raison, peut-être plus qu'il ne le pensait, car cet homme le guérit. Je ne vous croyais pas si habile, lui dit-il avec une sorte d'humeur en le congédiant; puis il me remercia de mes soins, et il partit.
Plusieurs mois après, je reçus à Naples une lettre de l'hôte de Cerenza, avec une cassette trouvée sur la route qui conduit à Strongoli, route que l'étranger et moi nous avions suivie, mais séparément.