George Sand

Les beaux messieurs de Bois-Doré


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girofle, vins fins de France, parmi lesquels le vin vieux d'Issoudun pouvait rivaliser avec les meilleurs clos de Bourgogne, et vins de dessert les plus chauds de Grèce et d'Espagne.

      Il y en eut pour deux heures à goûter un peu de tout, M. de Bois-Doré parlant cave et cuisine en maître consommé, et mademoiselle Bellinde dirigeant les valets avec une science et une habileté incomparables.

      Le jeune page joua du téorbe fort agréablement pendant les deux premiers services; mais, à l'apparition du troisième, un nouveau personnage se présenta et causa à d'Alvimar quelque malaise, sans qu'il eût pu dire pourquoi.

       Table des matières

      C'était un homme d'une quarantaine d'années, que le marquis salua du nom de maître Jovelin, et qui, sans dire une parole, s'assit sur une chaise de cuir doré dans un angle de la salle, de manière à ne pas gêner le service des valets. Il portait un petit sac de serge rouge qu'il posa sur ses genoux, et il se mit à regarder les convives d'un air doux et souriant.

      Sa figure était belle, quoique vulgaire quant aux traits. Il avait le nez gros et la bouche grande, le menton fuyant et le front bas.

      Malgré ces défauts, il était impossible à un honnête homme de le regarder sans intérêt; et, pour peu que l'on fît attention à sa belle chevelure noire très-négligée, mais fine et naturellement bouclée, à ses magnifiques dents blanches, que montrait un sourire triste mais franc, enfin à ses yeux noirs d'une si vive intelligence et d'une bonté si sympathique, que sa figure jaune en était tout éclairée, on se sentait comme obligé de l'aimer et même de le respecter.

      Il était habillé comme un petit bourgeois, mais fort proprement, tout en drap gris-bleu, avec des bas de laine; la casaque longue boutonnée, un grand col rabattu tout uni et coupé carrément sur la poitrine, les manches ouvertes à la manière flamande et un grand feutre sans plumes.

      M. de Bois-Doré, après avoir demandé fort poliment comment il se portait et donné l'ordre de lui servir un verre de vin de Chypre qu'il refusa de la main, ne lui parla plus et s'occupa exclusivement de son hôte.

      Ainsi le voulait la bienséance d'alors, un homme de qualité ne devant pas témoigner beaucoup d'égards à un inférieur, sous peine de faire injure à ses égaux.

      Mais d'Alvimar remarqua très-bien que leurs yeux se rencontraient fréquemment et qu'ils échangeaient, à chaque parole prononcée par le marquis, un sourire de bonne intelligence, comme si celui-ci eût voulu associer cet inconnu à toutes ses pensées, soit pour obtenir son approbation, soit pour le distraire de quelque secrète souffrance.

      Certes, dans tout cela il n'y avait pas de quoi alarmer M. Sciarra. Mais peut-être n'était-il pas très-bien avec sa conscience; car cette belle et honnête physionomie, loin de lui être agréable, le jeta dans un grand trouble et dans de soudaines méfiances.

      Pourtant le marquis ne dit pas un mot et ne fit pas la moindre question qui eussent rapport aux motifs de la fuite de l'Espagnol au fond du Berry. Il ne parla que de lui-même, et, en cela, il fit preuve de savoir-vivre, car M. d'Alvimar n'avait encore paru disposé à aucune confidence, et son hôte trouvait moyen de lui faire la conversation sans l'interroger en quoi que ce fût.

      —Vous me trouvez bien logé, bien meublé, bien servi, lui disait-il; tout cela est vrai. Voilà déjà plusieurs années (il n'en disait pas le compte) que je me suis retiré du monde pour me reposer un peu et me refaire des fatigues de la guerre, en attendant les événements. Je vous confesse que, depuis la mort du grand roi Henri, je n'aime plus ni la cour ni la ville. Je ne suis pas un grand pleurard et je prends le temps comme il vient; pourtant j'ai eu trois grands chagrins dans ma vie: le premier, c'est quand je perdis ma mère; le second, quand je perdis mon jeune frère; le troisième, quand je perdis mon grand et bon roi. Et il y a cela de particulier dans mon histoire, que ces trois chères personnes périrent de mort violente. Mon roi assassiné, ma mère par une chute de cheval, et mon frère... Mais ce sont là des histoires trop tristes, et je ne veux point, pour la première nuit que vous passez sous mon toit, vous conter des choses malplaisantes à la veillée. Je vous dirai seulement ce qui m'a jeté dans la paresse et dans la casanerie. Quand j'eus vu expirer mon roi Henri, je me consultai ainsi: Tu as perdu tout ce que tu aimais, tu n'as plus que toi-même à perdre; or donc, si tu ne veux que ton tour vienne bientôt, tu feras aussi bien de fuir ces pays de trouble et d'intrigue, et d'aller soigner ta pauvre personne affligée et lassée, dans ton pays natal. Vous aviez donc raison de me croire aussi heureux que possible, puisque j'ai pu prendre le parti qui me convenait et me préserver de toute contrariété; mais vous auriez tort de penser qu'il ne me manque rien; car, si je ne désire aucune chose, je ne puis pas dire que je ne regrette personne. Mais c'est assez vous régaler de mes peines, et je ne suis pas de ceux qui s'en nourrissent, sans vouloir s'en consoler ou s'en distraire. Vous plaît-il entendre, tout en goûtant, à ces gelées au cédrat, un musicien plus habile que le petit page de tout à l'heure? Écoutez cela aussi, vous, mon bel ami, ajouta-t-il s'adressant au page; cela ne vous fera point de mal.

      Il avait, en parlant à d'Alvimar, envoyé à celui qu'il appelait maître Jovelin un de ces regards affectueux qui ressemblaient à des prières plus qu'à des ordres.

      L'homme aux habits gris déboutonna la manche large qui couvrait une manche plus étroite couleur de rouille et la rejeta derrière son épaule; puis il tira de son sac une de ces petites cornemuses à bourdon court et historié, que l'on appelait alors sourdelines, et qui étaient employées dans la musique de chambre.

      Cet instrument, aussi doux et voilé que les musettes de nos ménétriers sont aujourd'hui bruyantes et criardes, était fort à la mode, et maître Jovelin n'eut pas plus tôt préludé, qu'il s'empara non-seulement de l'attention, mais de l'âme de ses auditeurs; car il jouait supérieurement de cette sourdeline et la faisait chanter comme une voix humaine.

      D'Alvimar était connaisseur, et la belle musique avait sur lui cette puissance de le porter à une tristesse moins amère que de coutume. Il se livra d'autant plus volontiers à cette espèce de soulagement, qu'il se sentit tranquillisé en reconnaissant dans ce personnage silencieux et attentif, qu'il avait pris d'abord pour une manière d'espion doucereux, un artiste habile et inoffensif.

      Quant au marquis, il aimait l'art et l'artiste, et il écoutait toujours son maître sourdelinier avec une religieuse émotion.

      D'Alvimar exprima gracieusement son admiration. Après quoi, le souper étant fini, il demanda la permission de se retirer.

      Le marquis sa leva aussitôt, fit signe à maître Jovelin de l'attendre, au page de prendre un flambeau, et voulut conduire lui-même son hôte à l'appartement qui lui était préparé; après quoi, il revint se mettre à table, ôta son chapeau, ce qui, à cette époque, était signe que l'on se mettait à l'aise sans cérémonie, contrairement à l'usage établi plus tard; se fit servir une sorte de punch qu'on appelait clairette, mélange de vin blanc, de miel, de musc, de safran et de girofle, et invita maître Jovelin à s'asseoir vis-à-vis de lui, à la place que d'Alvimar venait de quitter.

      —Or çà, messire Clindor, dit le marquis en souriant avec bonhomie au jeune garçon, qu'il avait, suivant son usage, affublé d'un nom tiré de l'Astrée, vous pouvez aller souper avec la Bellinde. Dites-lui d'avoir soin de vous, et nous laissez.—Attendez, fit-il au moment où le page allait se retirer, voilà une manière de marcher dont je me suis promis, tout ce jourd'huy, de vous reprendre. J'ai remarqué, mon bel ami, que vous endossiez des façons que vous croyez peut-être militaires, mais qui ne sont que vilaines. N'oubliez donc pas que, si vous n'êtes noble, vous êtes en passe de le devenir, et qu'un gentil bourgeois au service d'un homme de qualité est sur le chemin d'acquérir un petit fief et d'en prendre le nom. Mais de quoi vous servira que je vous aide à décrasser votre naissance, si vous travaillez à encrasser vos manières? Songez à faire le gentilhomme, monsieur, et non point le paysan. Or donc, ayez de l'aisance, évertuez-vous à poser les pieds