remplaçant l'ancien fourneau, un grand coquemar à biberon avec des armoiries quelconques sur son couvercle ; et aux murs des panoplies d'armes de théâtre ou d'objets bizarres que les grands magasins vendent aux amateurs atteints du mal d'exotisme.
Quand Barincq entra dans le hall dont la porte était grande ouverte, un feu de fagots venait d'être allumé sous le coquemar ; peut-être n'était-il pas très indispensable par le temps doux qu'il faisait, mais il était hospitalier.
Au bruit de ses pas sa fille parut :
— Comme tu es en retard, dit-elle en venant au devant de lui, tu n'as pas eu d'accident ?
— J'ai été retenu par Mr Chaberton, répondit-il en l'embrassant tendrement.
— Retenu ! dit madame Barincq, survenant, un jour comme aujourd'hui !
Il expliqua par quoi il avait été retenu.
— Je ne te fais pas de reproches, mais il me semble que tu devais expliquer à Mr Chaberton que tu ne pouvais pas rester ; ce n'est pas assez de nous avoir laissé ruiner par lui : maintenant, comme un mouton, tu supportes qu'il t'exploite misérablement.
Certes non, elle ne faisait pas de reproches à son mari, seulement depuis vingt ans elle ne lui adressait pas une observation sans la commencer par cette phrase qui, dans sa brièveté, en disait long, car enfin de combien de reproches n'eût-elle pas pu l'écraser si elle n'avait pas été une femme résignée ?
— Tu n'as pas dîné, n'est-ce pas ? demanda Anie en interrompant sa mère.
— Non.
— Nous n'avons pas pu t'attendre.
— Je le pense bien ; d'ailleurs j'avais chargé Barnabé de vous prévenir.
— M. Barnabé se sera aussi laissé retenir, dit madame Barincq.
— Va dîner, interrompit Anie.
Comme il se dirigeait vers la salle à manger qui faisait suite au hall, sa femme le retint.
— Crois-tu que nous avons pu laisser la table servie ? dit-elle ; ton dîner est dans la cuisine.
— Au chaud, dit Anie.
— Je vais m'habiller dit madame Barincq qui était en robe de chambre, je n'ai que le temps avant l'arrivée de nos invités.
Il passa dans la cuisine qui était un simple appentis en planches avec un toit de carton bitumé, appliqué contre la maison, lors de la création du hall, et comme personne ne devait jamais pénétrer dans cette pièce, l'ameublement en était tout à fait primitif : une petite table, une chaise, un fourneau économique en tôle monté sur trois pieds, dont le tuyau sortait par un trou de la toiture, c'était tout.
— Veux-tu prendre ton assiette dans le fourneau, dit Anie, je ne peux pas entrer.
— Pourquoi donc ?
Il se retourna vers elle, car bien qu'en arrivant il l'eût embrassée d'un tendre regard, en même temps que des lèvres, il n'avait vu d'elle que les yeux et le visage sans remarquer la façon dont elle était habillée ; son examen répondit à la question qu'il venait de lui adresser.
Sa robe rose était en papier à fleurs plissé, qu'une ceinture en moire maïs serrait à la taille, et avec une pareille toilette elle ne pouvait évidemment pas entrer dans l'étroite cuisine où elle n'aurait pas pu se retourner sans craindre de s'allumer au fourneau.
Ce fut cette pensée qui instantanément frappa l'esprit du père :
— Quelle folie ! s'écria-t-il.
— Pourquoi folie ?
— Parce que, si tu approches d'une lumière ou du feu, tu es exposée au plus effroyable des dangers.
— Je ne m'en approcherai pas.
— Qui peut savoir !
— Moi.
— Pense-t-on à tout ?
— Quand on veut, oui ; tu vois bien que je ne te sers pas ton dîner. Sois donc tranquille, et ne t'inquiète que d'une chose : cela me va-t-il ? regarde un peu.
Elle recula jusqu'au milieu du hall, sous la lumière d'un petit lustre hollandais en cuivre dont l'authenticité égalait celle du coquemar.
— Eh bien ? demanda-t-elle ; puisqu'il est convenu qu'on portera ce soir des toilettes de fantaisie, en pouvais-je inventer une plus originale, et, ce qui a bien son importance pour nous, moins chère ? tu sais, pas ruineux le papier à fleurs.
Tout en mangeant sur le coin de la table la tranche de bouilli qu'il avait tirée du fourneau, il regardait par la porte restée ouverte sa fille campée devant lui, et, bien que ses craintes ne fussent pas chassées, il ne pouvait pas ne pas reconnaître que cette toilette ne fût vraiment trouvée à souhait pour rendre Anie tout à fait charmante. Il n'avait certainement pas attendu jusque-là pour se dire qu'elle était la plus jolie fille qu'il eût vue, mais jamais il n'avait été plus vivement frappé qu'en ce moment par la mobilité ravissante de sa physionomie, l'éclair de son regard, la caresse de ses grands yeux humides, la finesse de son nez, la blancheur, la fraîcheur de son teint, la souplesse de sa taille, la légèreté de sa démarche.
Comme elle lisait ce qui se passait en lui, elle se mit à sourire :
— Alors tu ne grondes plus ? dit-elle.
— Je le devrais.
— Mais tu ne peux pas. Sois tranquille, et dis-toi qu'aujourd'hui la chance est avec nous. Pouvions-nous souhaiter une plus belle soirée que celle qu'il fait en ce moment, un ciel plus clair, un temps plus assuré ? Personne ne nous manquera.
— Tu tiens donc bien à ce qu'il ne manque personne ?
— Si j'y tiens ! Mais est-ce que ce n'est pas précisément parmi ceux qui manqueraient que se trouverait mon futur mari ?
— Peux-tu rire avec une chose aussi sérieuse que ton mariage !
Elle quitta le milieu du hall et vint s'appuyer contre la porte de la cuisine, de façon à être plus près de son père, mieux avec lui, plus intimement :
— Ne vaut-il pas mieux rire que de pleurer ? dit-elle ; d'ailleurs je ne ris que du bout des lèvres, et ce n'est pas sans émotion, je t'assure, que je pense à mon mariage. Pendant longtemps maman, qui me voit avec des yeux que les autres n'ont pas sans doute, s'est imaginée que je n'aurais qu'à me montrer pour trouver un mari, et elle me l'a dit si souvent, que je l'ai cru comme elle ; il y avait quelque part, n'importe où, une collection de princes charmants qui m'attendaient. Le malheur est que ni elle ni moi n'ayons pas trouvé le chemin fleuri qui conduit à ce pays de féerie, et que nous soyons restées rue de l'Abreuvoir, où nous attendons des prétendants, s'il en vient, qui certainement ne seront pas princes, et qui peut-être ne seront même pas charmants.
— S'ils ne sont pas charmants, tu ne les accepteras pas ; qui te presse de te marier ?
— Tout ; mon âge et la raison.
— A vingt et un ans il n'y a pas de temps de perdu.
— Cela dépend pour qui : à vingt ans une fille sans dot est une vieille fille, tandis qu'à vingt-quatre ans celle qui a une dot est encore une jeune fille ; or, je suis dans la classe des sans dot, et même dans celle des sans le sou.
— Voilà pourquoi je voudrais qu'il n'y eût point de hâte dans ton choix. Si tu es sans dot aujourd'hui, notre situation peut changer demain, ou, pour ne rien exagérer, bientôt. J'ai tout lieu de croire qu'on va m'acheter le brevet de ma théière, et si ce n'est pas la fortune, au moins est-ce l'aisance. Les expériences instituées sur la ligne de l'Est pour mon système de suspension des wagons ont donné les meilleurs résultats et supprimé toute trépidation : les ingénieurs sont unanimes à reconnaître que mes menottes constituent une invention des plus utiles. De ce côté nous touchons donc