de Nella, à la table voisine. Il commanda un chambéry-fraisette pour soi et un quinquina pour Nella. Puis, se tournant vers nous, il déclara:
—J'en ai une bonne! Nella veut se faire religieuse.
Le chauffeur cria:
—Il n'y a plus de congrégations.
Le journaliste dit qu'il fallait une forte dot. Nella affirma:
—Je veux me faire Petite Sœur des Pauvres.
Nous rîmes bruyamment, puis demandâmes en chœur:
—Et pourquoi?
Philippe ricana:
—C'est une histoire à dormir debout. Voyons, raconte ça, Nella.
—La barbe! dit Nella.
Mais, sur nos instances, elle se décida:
—Voilà! J'avais eu affaire, rue de la Pépinière, près de la place Saint-Augustin, et je revenais par le boulevard Malesherbes en l'intention de prendre l'omnibus à la Madeleine. Tout à coup, au coin de la rue des Mathurins, un homme se dressa devant moi en criant: «Madame ou mademoiselle, je suis juif. Je vais mourir, baptisez-moi!» J'avais peur, il était près de minuit. Je voulus courir, mais le monsieur, qui haletait, s'accrocha à mon bras en me suppliant: «Je suis un grand criminel! Mon dernier crime, le plus exécrable, est que je viens de m'empoisonner. Tout à l'heure, j'ai pensé qu'après tout il se pourrait que je mourusse sans baptême, et j'ai voulu finir par un suicide qui me laisserait encore le temps de me faire baptiser. Je me repens, madame, et je vous supplie. Il y a de l'eau dans le ruisseau, au bord du trottoir. Vous n'avez qu'à m'en verser sur la tête, en disant: Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Pressez-vous, le poison fait son œuvre et je me sens mourir.» Des passants s'étant arrêtés, nous regardaient curieusement. Le monsieur sentait les forces lui manquer, il se coucha sur le trottoir. J'eus pitié de ce moribond qui m'implorait. Avec ma main, je puisai de l'eau qui stagnait dans le ruisseau et je baptisai ce juif comme il m'avait demandé, tandis qu'il criait douloureusement: «Mea culpa! mea culpa!» À ce moment, des agents survinrent. Le nouveau baptisé délirait: «Je suis chrétien!... Oh! que je souffre... À boire... Le ciel s'ouvre...» Et il mourut en se convulsant, pendant que les agents l'emportaient. Je dus les suivre au poste. Cette affaire m'a occasionné quelques démarches chez le commissaire de police. On en a un peu parlé dans les journaux, mais d'autres événements plus importants prennent en ce moment l'attention du public et je n'ai pas eu la réclame qu'un moment j'avais espérée. Le juif s'appelait Gabriel Fernisoun. On trouva sur lui un testament par lequel il laissait sa fortune à l'archevêque de Paris, à charge pour lui de l'employer à hâter la conversion des juifs, fait qui doit se produire peu avant la fin du monde. En attendant, il m'a convertie, moi. Je n'aurai plus de repos avant de m'être faite Petite Sœur des Pauvres et cela ne tardera pas. Figurez-vous que tous ceux qui ont approché le cadavre de Fernisoun, ont été étonnés de la bonne odeur qu'il exhalait. Le commissaire m'a dit que les médecins peuvent expliquer ce fait qui se produit quelquefois. Pour moi, je trouve cela miraculeux. De plus, des deux agents qui portèrent le cadavre au poste, l'un avait ri, pensant avoir affaire à un ivrogne. Il mourut d'une rupture d'anévrisme, le lendemain. Le second avait essuyé avec son mouchoir la bave qui vint aux lèvres de l'agonisant, puis il lui avait fermé les yeux. Il vient de faire un héritage qui le fait riche pour le reste de sa vie. Je tiens ces faits de ce dernier agent que je revis chez le commissaire de police.
Cette histoire avait ennuyé tout le monde. Le journaliste était parti des premiers en disant qu'il ferait un écho au sujet de Fernisoun et de Nella. Mais je pense qu'il y renonça, l'histoire étant trop cléricale et digne des Bollandistes. Le chauffeur, l'élève des Beaux-Arts, avaient payé leurs consommations, puis étaient partis sans rien dire. Philippe avait demandé un jacquet, et je partis enfin, assez triste, laissant la convertie et son amant aux délices du jacquet.
Le lendemain, je vis un de mes amis qui est prêtre. Je lui racontai l'histoire de Fernisoun par le détail, depuis la visite qu'il me fit jusqu'aux phénomènes qui suivirent son décès. Le prêtre m'écouta attentivement, et me dit:
—Ce Gabriel Fernisoun est certainement en paradis. Le baptême l'a lavé de tous ses péchés, et c'est, mêlé à la troupe des Innocents, qu'il vaque à l'adoration perpétuelle. Il grossit le nombre des saints aémères que l'Église honore le jour de la Toussaint.
Je quittai mon ami là-dessus. Mais j'appris, depuis, qu'avec l'assentiment de l'archevêque, qui vient d'hériter de la très grosse fortune de Fernisoun, il établit un dossier sur le cas bizarre et édifiant de ce juif qui, ayant vécu en criminel, fut sauvé parce qu'il eut la foi. Ce prêtre a obtenu les dépositions écrites de l'agent, de Nella, du commissaire de police. Je lui ai promis la mienne.
Dans cinquante ans, le procès de canonisation de Gabriel Fernisoun viendra à Rome. L'avocat de Dieu aura le beau rôle. Durant la minute qui se passa entre son baptême et sa mort, Fernisoun ne fut qu'édifiant et admirable, et sa vie précédente, lavée dans l'eau baptismale, ne compte pas au point de vue religieux. Les miracles opérés par son cadavre paraîtront incontestables. La science est ridicule qui essaye d'expliquer par des moyens naturels la bonne odeur exhalée par un corps mort. De plus, ce cadavre opéra une conversion. Car Nella, poussée, il est vrai, par le prêtre, est, en effet, devenue une religieuse et édifie ses compagnes de couvent à cette heure. Les deux miracles accomplis sur les agents sont patents. Les incrédules peuvent invoquer le hasard à propos de mort subite et d'héritage inattendu, mais le hasard n'a rien à faire dans les procès de canonisation. La seule chicane dont l'avocat du diable pourra tirer parti, portera sur l'eau ayant servi au baptême. L'onde des ruisseaux parisiens est rarement claire. Comme Fernisoun fut baptisé non loin d'une station de voitures, l'avocat du diable insinuera que cette eau ne fut peut-être que du pissat de cheval. Si cette opinion prévaut, il sera avéré que Gabriel Fernisoun n'a jamais été baptisé et, en ce cas, mon Dieu! nous savons tous que l'enfer est pavé de bonnes intentions.
L'HÉRÉSIARQUE
Le monde anglo-saxon s'intéresse aux questions religieuses. En Amérique surtout, de nouvelles religions issues du christianisme surgissent chaque année et recrutent nombre d'adhérents.
Au contraire, les réformateurs et les prophètes laisseraient la Catholicité fort indifférente. En effet, elle ne se soucie plus du fond de sa religion. Aussi est-il bien rare que se produisent de ces petites dissensions théologiques qui amenaient autrefois la fondation d'une hérésie. À la vérité, il arrive souvent que des prêtres catholiques se séparent de l'Église. Ces fuites sont dues à la perte de la foi. Beaucoup de ces prêtres s'en vont à cause de leurs opinions spéciales sur des points de morale ou de discipline (le mariage des ecclésiastiques, etc.). Les défroqués sont pour la plupart des incroyants; quelques-uns pourtant créent un petit schisme. Mais il n'y a plus d'hérésiarque véritable—comme Arius, par exemple. Il peut exister quelque turlupin solitaire, tandis qu'il semble impossible qu'un éliésaïte surgisse.
Pour ces raisons, le cas de Benedetto Orfei qui, à la fin du XIXe siècle, fonda à Rome l'hérésie dite des Trois-Vies, est unique, à mon sens.
À partir de 1878, le R. P. Benedetto Orfei fut, à Rome, le représentant près de l'État de son Ordre expulsé. Le père Benedetto Orfei était théologien et gastronome, pieux et gourmand. Il était fort bien en cour pontificale, et, n'eussent été ses actes ultérieurs, il serait aujourd'hui cardinal, c'est-à-dire papable. Cet homme si bien fait pour devenir un calme pourpré, se perdit en prétendant fonder une hérésie. À la suite de son excommunication, il s'était retiré dans une villa de Frascati. Il y pontifiait, ayant pour fidèles ses domestiques, deux pieuses dames, et quelques enfants campagnards auxquels il enseignait le rudiment. À son sens, il préparait ainsi une secte glorieuse destinée à remplacer le catholicisme. Comme tout hérésiarque, il repoussait le dogme de l'Infaillibité