Boylesve René

Le dangereux jeune homme


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yeux de bête qui ne parle ni ne comprend. Elle avait dans la physionomie quelque chose de farouche et d'innocent. Elle était tellement indifférente à mon malaise, que je ne pouvais lui en vouloir. Sa beauté, messieurs, était étourdissante...

      »Ce ne fut même pas elle, maîtresse de maison, mais lui, le monstre, qui pensa à me prier de passer dans ma chambre. Et il poussa la condescendance jusqu'à m'accompagner. Oh! il y avait son avantage. C'était pour me demander:

      «—Comment la trouves-tu?»

      «J'étais seul avec lui, dans ma chambre; ma taille valait le double de la sienne. La civilisation, messieurs, a du bon, puisque je ne l'ai pas tué.»

      Deux autos venaient de s'aborder au carrefour voisin avec un court fracas qui avait mis debout la clientèle du restaurant: les musiciens, distraits, jouaient faux. Il y eut une pause.

      —Ce n'est rien, annonça quelqu'un.

      Grâce à l'adresse des chauffeurs, l'aile seulement de l'une des voitures était arrachée.

      Durant ce temps, M. Bernereau, singulièrement attentif au récit de M. Briçonnet, avait réfléchi:

      —Vous nous racontez, cher ami, que votre ancien camarade des Gaudrées était disgracieux et peu propre à recevoir l'amour d'une si jolie personne, mais vous négligez de nous faire le portrait du sire. J'aimerais savoir la couleur de son œil, le dessin de son nez et quel poil il portait. Votre taille était, dites-vous, le double de la sienne: est-ce exact?

      —Il faut tenir compte des exagérations ordinaires au narrateur qui s'échauffe un peu. Les quatre cheveux de ce Gaudrées ne m'eussent pas atteint le menton. Voilà comment il convient de rétablir les proportions.

      —Parfait, parfait, dit M. Bernereau.

      —En quoi le physique de ce cancre peut-il vous captiver? Il était laid et bête, ai-je dit, et cela suffit à mon récit.

      —Permettez. Je tiens à m'assurer que la chaleur que précisément vous apportez à votre narration, n'en altère pas la véracité. En outre, les quelques traits de ce Gaudrées—dont je voudrais bien savoir le nom véritable!—me font souvenir d'un certain... J'ai le nom sur le bout de la langue... Mais mon homme à moi était Sganarelle en personne...

      —N'essayons pas, observa M. de Soucelles, d'interpréter des souvenirs authentiques comme nous ferions de romans à clef. Quel désir malsain, que de vouloir toujours découvrir une de nos connaissances dans une galerie qu'on nous fait visiter!

      —Bon, bon. Continuez, Briçonnet. N'empêche que j'ai connu un certain cornard qui ressemble à votre des Gaudrées jusque par la personne de son épouse...

      —Notez, répliqua M. Briçonnet, que si je n'ai pas achevé le croquis du mari, je n'ai pas soufflé mot qui puisse peindre la femme, hormis l'épithète «jolie» qui est la banalité même. Et je vois qu'il faudra m'en tenir là, car nous devons prévoir l'hypothèse d'une curieuse coïncidence dans nos souvenirs. Je confesse que j'éprouverais un mordant dépit si je venais à apprendre que madame des Gaudrées trompa quelque jour son imbécile de mari,... attendu que ce ne fut pas avec moi.

      —Continuez, pauvre Briçonnet.

      —Messieurs, je ne me trouvais pas le seul hôte au manoir des Gaudrées. En descendant, après m'être habillé pour le dîner, je rencontrai sur le perron, pendant qu'une cloche sonnait à toute volée, une respectable dame, mère de mon ancien camarade, puis une fille de quelque trente années à qui l'on en eût bien donné quarante: mademoiselle des Gaudrées, et, en outre, le parent qui nous avait amenés, depuis la gare, en auto, et que nous ferons répondre, si vous le voulez bien, au nom de vicomte d'Espluchard, parce que ce vocable me vient à l'esprit. Il était cousin de madame des Gaudrées, la jeune. C'était un gaillard...

      —Diable! s'écria M. Bernereau.

      —Bernereau, vous êtes insupportable. Vous aurez la parole quand votre tour sera venu.

      —Bon, bon! fit Bernereau, mais pour moi, l'histoire se corse.

      —Parbleu! dit Briçonnet, vous tenez un cousin un peu «costaud», vous imaginez d'emblée une jeune femme perfide, et vous nous voyez déjà bernés, le mari... et moi-même! Cependant vous n'attendez pas de moi le plat fait divers! Je vous ai annoncé une idylle. C'en est une. Elle est, par définition, sans complication ni surprise. Elle a seulement un témoin malheureux; c'en est toute la particularité.

      —J'aurai la parole, dit Bernereau. Très curieux, votre début, très curieux!

      —Ce vicomte d'Espluchard, reprit M. Briçonnet, ne manqua pas de m'apparaître sous le jour où le voit pour l'instant Bernereau. Je n'avais pas, moi, le programme que vous tenez entre les mains et qui annonce une simple idylle, et je regardai du plus mauvais œil ce tiers aux larges épaules. La jeune madame des Gaudrées à laquelle il faut bien donner un petit nom: admettons Hélène, allait et venait sur la pierre grise et moussue de cette terrasse qu'ornaient des géraniums et qu'embaumaient des résédas. Elle répandait elle-même un parfum qui me parut nouveau. Et, contemplant la grande pelouse où un ruisseau serpentait, les ormes magnifiques qui l'encerclaient, une statue rustique et délabrée parmi des roses, j'eus, pendant que la cloche annonçait si joyeusement le dîner, un moment de bien-être dont la qualité, après tout, un peu commune, était relevée de je ne sais quelle âpre saveur.

      «En prenant place à table, la jeune madame des Gaudrées, ou Hélène, qui n'avait pas prononcé une parole, qui paraissait encore timide, regarda son mari. Oh! je voudrais vous faire entendre, messieurs, tout ce qui peut être contenu dans ce «regarda son mari». Elle regarda son crétin de mari d'une façon qu'aucune amoureuse, à ma connaissance, n'employa jamais pour faire à son amant le plus passionné des aveux. Avez-vous été aimés, messieurs? Cela arrive. Moi-même, je crois bien l'avoir été une fois en ma carrière. Ni vous ni moi n'avons été regardés comme cela! Ne protestez pas; il n'est pas possible que nous ayons été regardés comme cela!...

      —Hé là! et pourquoi, s'il vous plaît?

      —Cela se saurait! Quelque témoin se fût rencontré qui m'eût rapporté cet exceptionnel épisode de votre histoire et de l'Histoire. Quelqu'un vous l'eût dit de moi, si pareille aubaine m'était advenue.

      —Et sous cette œillade, que faisait le mari?

      —Il mangeait son potage, le regard absorbé par l'image d'un coq aux couleurs vives ornant le fond de son assiette de faïence. Sa femme le regardait, non pour correspondre avec lui, mais pour son plaisir personnel: elle l'admirait, elle l'adorait...

      —C'était peut-être, dit Bernereau, pour laisser croire à son entourage, pour vous faire croire à vous, qu'elle l'adorait. Le manège est classique. Il s'agissait, ce soir-là, d'éviter qu'un nouveau venu pût soupçonner une intrigue avec le d'Espluchard.

      —Ouais! Sachez que madame des Gaudrées était sans hypocrisie avec son cousin d'Espluchard. Ce fut même sa liberté d'allures avec d'Espluchard qui nous tira de l'embarras que crée dans un petit groupe la présence d'amoureux transis. Elle avait avec ce beau garçon une intimité qui datait de leur enfance commune; entre elle et lui rien de contraint, rien de guindé. Grâce à lui—qui, ma foi, était un homme agréable—la glace fut assez vite rompue, et la jeune maîtresse de maison montra un enjouement qui s'accordait avec sa plantureuse jeunesse.

      —Ouais! dirais-je à mon tour, fit M. Bernereau.

      —C'est entendu, Bernereau; vous suivez votre idée. Moi, je suis la belle des Gaudrées, et je vous avertis loyalement, dussé-je enlever du piquant à mon récit, qu'elle ne me mène pas du tout où vous prétendez aller.

      —Je vous arrête, excusez-moi, dit l'entêté Bernereau. Vous vous êtes abstenu de nous donner aucun détail physique sur votre héroïne. Je vous avoue qu'il m'est impossible de m'intéresser à une femme sans savoir si elle est brune ou bien blonde.

      —Elle était brune. Vous voilà bien avancé!