entièrement dévorée par les vagues acharnées à sa destruction.
L'immense pic couvert de neiges éternelles qui la dominait et lui avait valu le nom dont l'avaient baptisée les astronomes terrestres, ce pic, haut de plusieurs kilomètres, s'était effondré dans l'Océan; les bords de l'île, déchiquetés, effrités, émiettés, s'en étaient allés en lambeaux, si bien que l'ingénieur et ses compagnons se trouvaient maintenant emportés sur un îlot d'une superficie d'à peine quelques cents mètres carrés.
Seul de tous ses compagnons, Fricoulet avait conservé assez de sang-froid pour faire cette constatation qu'il conserva par devers lui, jugeant ses amis assez déprimés déjà, pour qu'il ne cherchât point à augmenter encore leur désespoir.
Farenheit, cependant, était sorti de son atonie et, s'approchant du vieux savant, lui demandait, la voix grondante d'une colère difficilement contenue:
—Eh bien! monsieur Ossipoff, depuis bientôt six mois que vous nous traînez à votre suite, avec l'espoir de nous mettre dans une situation inextricable, cette fois vous devez être satisfait,... car du diable si vous allez pouvoir nous tirer d'ici.
Le vieillard se contenta de hausser les épaules et ne répondit pas.
—Si encore vous pouviez nous dire où nous sommes, bougonna l'Américain! mais à voir les regards interrogateurs que vous lancez de tous côtés, il est facile de deviner qu'à ce point de vue-là, vous êtes aussi ignorant que nous...
—Dame! ça manque de points de repère, ricana Gontran.
—Peuh!
Et il ajouta:
—Ce n'est point de savoir où nous sommes qui m'intéresse, mais de savoir où nous allons.
Fricoulet dit alors en s'adressant à l'Américain:
—Sir Jonathan, si ce peut être un adoucissement à votre chagrin que de connaître la contrée martienne en laquelle la fatalité vous condamne à terminer une existence consacrée jusqu'à présent au commerce des suifs, soyez satisfait: nous devons nous trouver, en ce moment, au milieu de l'Océan Kepler, appelé, par Schiaparelli, mer Erythrée et—voyez si je précise—dans l'endroit désigné par lui sous le nom de Région de Pyrrhus.
Séléna qui, avec les rayons du soleil, avait repris son courage et sa bonne humeur, sortit alors du silence dans lequel elle s'était renfermée jusque-là.
—Monsieur Fricoulet, demanda-t-elle, vous seriez bien aimable de résoudre pour moi un problème que je me pose inutilement depuis un quart d'heure.
—Parlez, mademoiselle; et s'il est en mon pouvoir de répondre, je répondrai; autrement, je vous renverrai aux lumières de mon ami Gontran.
M. de Flammermont hocha la tête, d'un air mécontent, du côté d'Ossipoff.
Mais le vieillard était occupé à dévisser, pour la nettoyer, la lunette marine qu'il portait en bandoulière, et il était bien trop absorbé par ce travail pour songer à écouter ce qui se disait autour de lui.
—Monsieur Fricoulet, dit Séléna, le sol sur lequel reposent nos pieds en ce moment est, n'est-ce pas, de même composition que le sol terrestre?
—Absolument oui, mademoiselle, du moins c'est ce qu'il me semble à première vue.
—Cependant, il serait impossible, sur notre planète natale, de faire flotter à la surface de l'eau un carré de terre ou un quartier de roche.
—Effectivement.
—D'où vient alors que ce lambeau d'île puisse nous servir de radeau?
—De ceci, mademoiselle: que, dans le monde où nous sommes, la densité moyenne des matériaux est d'un tiers inférieure à celle des matériaux terrestres, et que la pesanteur y est trois fois plus faible... Il est donc à présumer que l'îlot qui nous porte a une densité un peu inférieure à celle de cet Océan,... tenez, peut-être une densité égale à celle de la glace...
En ce moment, le visage de la jeune fille se contracta péniblement, puis elle porta, dans un geste douloureux, les mains à sa poitrine, en même temps qu'elle devenait toute pâle.
—Qu'avez-vous, ma chère Séléna? s'écria Gontran en avançant les bras pour la soutenir.
—Je ne sais, balbutia-t-elle, mais je ressens là... une souffrance intolérable,... c'est peut-être la faim.
À peine Mlle Ossipoff eût-elle prononcé ces mots que Farenheit poussa un formidable juron.
—Eh! by God! grommela-t-il,... c'est cela, c'est bien cela!... voilà un quart d'heure que, sans en rien dire, j'éprouve un malaise inexprimable, incompréhensible,... j'ai faim.
Et il promena autour de lui des regards avides, semblables à ceux que roule un fauve affamé.
Fricoulet fronça les sourcils.
—Mon pauvre sir Jonathan, répliqua-t-il, votre appétit tombe mal, car le garde-manger est vide... ou à peu près...
—Ou à peu près, répéta l'Américain en se rapprochant.
L'ingénieur tira de sa poche une petite fiole.
—Mes amis, dit-il, il y a là-dedans douze doses de liquide nutritif que ma prévoyance m'avait fait emporter.
Farenheit fit mine de s'emparer de la bouteille; Gontran se jeta, menaçant, devant lui.
—Mlle Ossipoff, d'abord, déclara-t-il.
—Soit, riposta l'Américain; mais qu'elle se hâte, alors, car je défaille.
Comme M. de Flammermont tendait la main vers le précieux flacon.
—Un moment encore, dit l'ingénieur, entendons-nous bien pour qu'il n'y ait point ensuite de disputes entre nous: pour bien faire, il nous faudrait à chacun deux doses par jour; or, la fiole n'en contenant que douze, cela réduirait notre alimentation à vingt-quatre heures.
—Fort bien calculé, grommela Gontran, mais, de grâce, hâte-toi...
—Je propose, en conséquence, de nous contenter, pour aujourd'hui, d'une dose seulement,... de façon à pouvoir résister demain encore...
—La belle avance, gronda Farenheit,... cela ne servira qu'à prolonger notre agonie.
—En ce cas, ricana l'ingénieur, abandonnez dès à présent votre part aux autres, renoncez aux chances de sauvetage qui peuvent se présenter pendant quarante-huit heures, décidez-vous à trépasser de suite et fichez-nous la paix.
Ce langage logique, énergique, en même temps que peu parlementaire, produisit sur l'Américain un salutaire effet.
—Mais, dit-il d'une voix radoucie, en nous réduisant à une dose par jour pendant quarante-huit heures, cela ne fait que dix doses et, tout à l'heure, vous avez dit que cette fiole en contenait douze, que faites-vous des deux autres?
—Permettez, reprit Fricoulet en tendant le flacon à Gontran, je ne compte pas dans la réduction Mlle Séléna qui, plus faible de constitution, doit, moins que nous, souffrir des privations que nous sommes