la bataille de Marathon; depuis lors, nous craignons tellement d'en manquer, que nous en faisons acheter à Byzance, dans les îles de l'Archipel et jusqu'en Sicile. On les reconnaît à leur visage et à leur sein découvert. Rassure-toi, Acté n'est point une prêtresse de Minerve, de Diane ni de Vesta; mais elle craint d'être prise pour une adoratrice de Vénus. Puis, haussant la voix: Allez, mes enfants, va ma fille, continua le vieillard, et, du haut de la colline, rappelle à notre hôte, en lui montrant les lieux qui les gardent, tous les vieux souvenirs de la Grèce: le seul bien qui reste à l'esclave et que ne peuvent lui arracher ses maîtres, c'est la mémoire du temps où il était libre.
Lucius et Acté se mirent en route, et en peu d'instants le Romain et la jeune fille eurent atteint la porte du nord, et s'engagèrent dans le chemin qui conduit à la citadelle. Quoiqu'à vol d'oiseau elle parût à cinq cents pas à peine de la ville, il se repliait en tant de manières, qu'ils furent près d'une heure à le parcourir. Deux fois sur la route Acté s'arrêta: la première, pour montrer à Lucius le tombeau des enfants de Médée; la seconde, pour lui faire remarquer la place où Bellérophon reçut des mains de Minerve le cheval Pégase; enfin ils arrivèrent à la citadelle, et, à l'entrée d'un temple qui y attenait, Lucius reconnut la statue de Vénus couverte d'armes brillantes, ayant à sa droite celle de l'Amour, et à sa gauche celle du Soleil, le premier dieu qu'on ait adoré à Corinthe: Lucius se prosterna et fit sa prière.
Cet acte de religion accompli, les deux jeunes gens prirent un sentier qui traversait le bois sacré et conduisait au sommet de la colline. La soirée était superbe, le ciel pur et la mer tranquille. La Corinthienne marchait devant, pareille à Vénus conduisant Énée sur la route de Carthage; et Lucius, qui venait derrière elle, s'avançait au travers d'un air embaumé des parfums de sa chevelure; de temps en temps elle se retournait, et comme, en sortant de la ville, elle avait rabattu son voile sur ses épaules, le Romain dévorait de ses yeux ardents cette tête charmante à laquelle la marche donnait une animation nouvelle, et ce sein qu'il voyait haleter à travers la légère tunique qui le recouvrait. À mesure qu'ils montaient, le panorama prenait de l'étendue. Enfin à l'endroit le plus élevé de la colline, Acté s'arrêta sous un mûrier, et, s'appuyant contre lui pour reprendre haleine:
—Nous sommes arrivés, dit-elle à Lucius; que dites-vous de cette vue? ne vaut-elle pas celle de Naples?
Le Romain s'approcha d'elle sans lui répondre, passa, pour s'appuyer, son bras dans une des branches de l'arbre, et au lieu de regarder le paysage, fixa sur Acté des yeux si brillants d'amour, que la jeune fille, se sentant rougir, se hâta de parler pour cacher son trouble.
—Voyez du côté de l'orient, dit-elle; malgré le crépuscule qui commence à s'étendre, voici la citadelle d'Athènes, pareille à un point blanc, et le promontoire de Sunium, qui se découpe sur l'azur des flots comme le fer d'une lance; plus près de nous, au milieu de la mer Saronique, cette île que vous voyez, et qui a la forme d'un fer de cheval, c'est Salamine, où combattit Eschyle et où fut battu Xercès; au-dessous, vers le midi, dans la direction de Corinthe, et à deux cents stades d'ici à peu près, vous pouvez apercevoir Némée et la forêt dans laquelle Hercule tua le lion dont il porta toujours la dépouille comme un trophée de sa victoire; plus loin, au pied de cette chaîne de montagnes qui borne l'horizon, est Épidaure, chère à Esculape; et, derrière elle, Argos, la patrie du roi des rois; à l'occident, noyées dans les flots d'or du soleil couchant, au bout des riches plaines de Sycione, au-delà de cette ligne bleue que forme la mer, comme des vapeurs flottantes sur le ciel, apercevez-vous Samos et Ithaque? Et maintenant tournez le dos à Corinthe et regardez vers le nord: voici, à notre droite, le Cythéron où fut exposé Oedipe; à notre gauche Leuctres où Épaminondas battit les Lacédémoniens; et, en face de nous, Platée où Aristide et Pausanias, vainquirent les Perses; puis, au milieu, et à l'extrémité de cette chaîne de montagnes qui court de Attique en Étolie, l'Hélicon, couvert de pins, de myrtes et de lauriers, et le Parnasse avec ses deux sommets tout blancs de neige, entre lesquels coule la fontaine Castalie, qui a reçu des Muses le don de donner l'esprit portique à ceux qui boivent de ses eaux.
—Oui, dit Lucius, ton pays est la terre des grands souvenirs: il est malheureux que tous ses enfants ne les conservent pas avec une religion pareille à la tienne, jeune fille; mais console-toi, si la Grèce n'est plus reine par la force, elle l'est toujours par la beauté, et cette royauté-là est la plus douce et la plus puissante.
Acté porta la main à son voile; mais Lucius arrêta sa main. La Corinthienne tressaillit, et cependant n'eut point le courage de la retirer: quelque chose comme un nuage passa devant ses yeux, et, sentant ses genoux faiblir, elle s'appuya contre le tronc du mûrier.
On en était à cette heure charmante qui n'est déjà plus le jour et point encore la nuit: le crépuscule, étendu sur toute la partie orientale de l'horizon, couvrait l'Archipel et l'Attique; tandis que du côté opposé, la mer Ionienne, roulant des vagues de feu, et le ciel des nuages d'or, semblaient n'être séparés l'un de l'autre que par le soleil qui, semblable à un grand bouclier rougi à la forge, commençait d'éteindre dans l'eau son extrémité inférieure. On entendait encore bourdonner la ville comme une ruche: mais tous les bruits de la plaine et de la montagne mouraient les uns après les autres; de temps en temps seulement le chant aigu d'un pâtre retentissait du côté de Cythéron, ou le cri d'un matelot tirant sa barque sur la plage montait de la mer Saronique ou du golfe de Crissa. Les insectes de la nuit commençaient à chanter sous l'herbe, et les lucioles, répandues par milliers dans l'air tiède du soir, brillaient comme les étincelles d'un foyer invisible. On sentait que la nature, fatiguée de ses travaux du jour, se laissait aller peu à peu au sommeil, et que dans quelques instants tout se tairait pour ne pas troubler son voluptueux repos.
Les jeunes gens eux-mêmes, cédant à cette impression religieuse, gardaient le silence, lorsqu'on entendit du côté du port de Léchée un cri si étrange, qu'Acté frissonna. Le Romain, de son côté, tourna vivement la tête, et ses yeux se portèrent directement sur sa birème qu'on apercevait sur la plage, pareille à un coquillage d'or. Par un sentiment de crainte instinctif, la jeune fille se releva et fil un mouvement pour reprendre le chemin de la ville; mais Lucius l'arrêta: elle céda sans rien dire, et, comme vaincue par une puissance supérieure, s'appuya de nouveau contre l'arbre ou plutôt contre le bras que Lucius avait passé, sans qu'elle s'en aperçût, autour de sa taille, et, laissant tomber sa tête en arrière, elle regarda le ciel les yeux à demi fermés et la bouche à demi close. Lucius la contemplait amoureusement dans cette pose charmante, et, quoiqu'elle sentît les yeux du Romain l'envelopper de leurs rayons ardents, elle n'avait pas la force de s'y soustraire, lorsqu'un second cri, plus rapproché et plus terrible, traversa cet air doux et calme, et vint réveiller Acté de son extase.
—Fuyons, Lucius, s'écria-t-elle avec effroi, fuyons! il y a quelque bête féroce qui erre dans la montagne; fuyons. Nous n'avons que le bois sacré à traverser, et nous sommes au temple de Vénus ou à la citadelle. Viens, Lucius, viens.
Lucius sourit.
—Acté craint-elle quelque chose, dit-il, lorsqu'elle est près de moi? Quant à moi, je sens que pour Acté je braverais tous les monstres qu'ont vaincus Thésée, Hercule et Cadmus.
—Mais sais-tu quel est ce bruit? dit la jeune fille tremblante.
—Oui; répondit en souriant Lucius, oui, c'est le rauquement du tigre.
—Jupiter! s'écria Acté en se jetant dans les bras du Romain; Jupiter, protège-nous!
En effet, un troisième cri, plus rapproché et plus menaçant que les deux premiers, venait de traverser l'espace; Lucius y répondit par un cri à peu près pareil. Presqu'au même moment une tigresse bondissante sortit du bois sacré, s'arrêta, se dressant sur ses pattes de derrière comme indécise du chemin; Lucius fit entendre un sifflement particulier, la tigresse s'élança, franchissant myrtes, chênes-verts et lauriers-roses, comme un chien fait de la bruyère, et se dirigea vers lui, rugissante de joie. Tout à coup le Romain sentit peser à son bras la jeune Corinthienne: elle était renversée, évanouie et mourante de terreur.
Lorsqu'Acté revint à elle, elle était dans les bras de Lucius, et la tigresse,