comme moi, contraint de s'arrêter. Depuis une grande heure, il était là, suffoqué par la chaleur torride; il criait et jurait avec une impatience hargneuse et s'efforçait d'activer le travail des ouvriers. Au premier coup d'oeil, ce monsieur était un grincheux d'habitude. Il pouvait avoir quarante- cinq ans. Son énorme opulence, son double menton, ses joues bouffies et grêlées disaient une plantureuse existence de hobereau. Il y avait dans son visage quelque chose de féminin qui sautait de suite aux yeux. Large et confortable, son costume n'était pas cependant à la dernière mode.
Je ne puis comprendre pourquoi il était fâché contre moi, d'autant plus que nous nous voyions pour la première fois et que nous ne nous étions pas encore dit une parole, mais je le vis bien aux regards furieux qu'il me lança dès que je fus descendu de voiture. Pourtant, j'avais grande envie de faire sa connaissance, car les bavardages de ses domestiques m'avaient appris qu'il venait de Stépantchikovo et qu'il y avait vu mon oncle. C'était là une occasion favorable de me renseigner plus amplement.
Soulevant ma casquette, je remarquai avec toute la gentillesse du monde que les voyages nous occasionnent parfois des accidents bien désagréables, mais le gros bonhomme me toisa des pieds à la tête d'un regard dédaigneux et mécontent, puis, grommelant, me tourna le dos. Cette partie de sa personne était sans doute fertile en suggestions intéressantes, mais peu propice à la conversation.
— Grichka, ne ronchonne pas ou je te ferai fouetter! cria-t-il à son domestique sans avoir l'air d'entendre mon observation sur les désagréments du voyage.
Grichka était un vieux laquais à cheveux blancs, porteur d'une longue redingote et d'énormes favoris de neige. Tout indiquait que lui aussi était en colère et il ne cessait de marmonner. La menace du maître fut le signal d'une prise de bec.
— Tu me feras fouetter! Crie-le donc plus haut! fit Grichka d'une voix si nette que tout le monde l'entendit, et, indigné, il se mit en devoir d'arranger quelque chose dans la voiture.
— Quoi? Qu'est-ce que tu viens de dire? «Crie-le donc plus fort!»… Tu veux faire l'insolent? clama le gros homme devenu écarlate.
— Mais qu'avez-vous donc à vous fâcher ainsi? On ne peut donc plus dire un mot?
— Me fâcher? L'entendez-vous? Mais c'est lui qui se fâche et je n'ose plus rien dire!
— Qu'avez-vous à grogner?
— Ce que j'ai? Il me semble que je suis parti sans dîner.
— Qu'est-ce que ça peut me faire? Vous n'aviez qu'à dîner! Je disais seulement un mot aux maréchaux-ferrants.
— Oui; eh bien qu'as-tu à ronchonner contre les maréchaux- ferrants?
— Ce n'est pas contre eux que je ronchonne; c'est contre la voiture.
— Et pourquoi donc?
— Ben, pourquoi qu'elle s'est démolie? Que ça n'arrive plus!
— Ce n'était pas contre la voiture que tu grognais; c'était contre moi. Ce qui arrive est de ta faute et c'est moi que tu accuses!
— Voyons, Monsieur, laissez-moi en paix!
— Et toi, pourquoi ne m'as-tu pas dit une seule parole pendant tout le trajet? D'habitude tu me parles, pourtant!
— Une mouche m'était entrée dans la bouche, voilà pourquoi! Suis- je là pour vous raconter des histoires? Si vous les aimez, vous n'avez qu'à prendre avec vous la Mélanie.
Le gros homme ouvrit la bouche dans l'évidente intention de répondre, mais il se tut, ne trouvant rien à dire. Le domestique, satisfait d'avoir manifesté devant tout le monde et son éloquence et l'influence qu'il exerçait sur son maître, se mit à donner des explications aux ouvriers, d'un air important.
Mes avances étaient restées vaines, sans doute à cause de ma maladresse, mais une circonstance inopinée me vint en aide. De la caisse d'une voiture privée de ses roues et attendant la réparation depuis des temps immémoriaux, on vit soudain surgir une tête endormie, malpropre et dépeignée. Ce fut un rire général parmi les ouvriers. L'homme était enfermé dans la caisse où il avait cuvé son vin, et n'en pouvait pus sortir. Il se dépensait en vains efforts et finit par prier qu'on allât lui chercher un certain outil. Cela mit l'assistance en joie.
Il est des natures que les spectacles grotesques ravissent, sans qu'elles sachent trop pourquoi. Le gros hobereau était de ces gens-là. Peu à peu, son faciès sévère et taciturne se détendit, s'adoucit, exprima la gaieté et se rasséréna complètement.
— Mais n'est-ce pas Vassiliev? demanda-t-il avec compassion.
Comment se trouve-t-il là dedans?
— Oui, oui, Monsieur, c'est Vassiliev! cria-t-on de tous côtés.
— Il a bu, Monsieur, fit un grand ouvrier sec, et de figure sévère qui prétendait jouer un rôle prépondérant parmi ses camarades. Il a bu. Depuis trois jours, il a quitté son patron et il se cache ici. Et voici qu'il réclame son dernier outil? Qu'en veux-tu faire, tête vide? Il veut l'engager.
— Archipouchka, l'argent est comme l'oiseau: il s'en vient et il s'en va. Laisse-moi aller chercher mon outil, au nom de Dieu! suppliait Vassiliev d'une voix grêle et fêlée.
— Reste donc tranquille, diable! puisque tu es bien ici. Il boit depuis avant-hier; ce matin, nous l'avons ramassé dans la rue dès l'aube et nous avons dit à Matvéï Ilitch qu'il était tombé malade, qu'il avait des coliques!
Ce fut une explosion de rires.
— Mais où est mon outil?
— Mais chez Zouï, voyons! Un homme saoul, Monsieur, c'est tout vous dire.
— Hé! hé! hé! Ah! canaille, c'est ainsi que tu travailles en ville? tu veux engager ton dernier outil! fit le gros homme, secoué d'un rire satisfait et tout à fait de bonne humeur, maintenant. Si vous saviez l'habile menuisier qu'il est! On n'en trouverait pas un pareil à Moscou. Seulement, voilà les tours qu'il joue! — continua-t-il en s'adressant à moi. — Laisse-le sortir, Arkhip, il a peut-être besoin de quelque chose.
On obéit au gros monsieur. Le clou fut enlevé qui condamnait la portière de la voiture où était enfermé Vassiliev, lequel apparut tout souillé de boue et les vêtements déchirés. Il cligna des yeux et, chancelant, il éternua, puis, se faisant de sa main un abat- jour, il jeta un regard circulaire.
— Que de monde! que de monde! et bien sûr que personne de ces gens-là n'a bu! dit-il d'un ton triste et lent, hochant la tête avec un air de contrition. Bien le bonjour, frérots. Je vous souhaite une heureuse matinée!
— Matinée! mais tu ne vois donc pas que nous sommes après-midi, espèce de fou?
— Ah! tu m'en diras tant!
— Hé! hé! hé! Quel farceur! s'écria encore le gros monsieur, en me regardant avec affabilité et tout secoué de rire. Tu n'as pas honte, Vassiliev?
— C'est le malheur qui me fait boire, Monsieur, répondit le sombre Vassiliev, évidemment enchanté de pouvoir parler de son malheur.
— Quel malheur, imbécile?
— Un malheur comme on n'en a jamais vu. Nous voilà sous les ordres de Foma Fomitch!
— Qui? Depuis quand? s'exclama le gros homme avec animation, pendant que, très intéressé, je faisais un pas en avant.
— Mais tous ceux de Kapitonovka. Notre seigneur le colonel (que Dieu le garde en bonne santé!) veut faire présent de Kapitonovka, qui lui appartient, à Foma Fomitch; il lui donne soixante-dix âmes. «C'est pour toi, Foma, a-t-il dit. Tu ne possèdes rien, car ton père ne t'a point laissé de fortune — Vassiliev envenimait son récit à plaisir. — C'était un gentilhomme venu, on ne sait d'où; comme toi, il vivait chez les seigneurs et mangeait à la cuisine. Mais je vais te donner Kapitonovka; tu seras un propriétaire foncier avec des serviteurs; tu n'auras