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Edouard Corbière
Contes de bord
Publié par Good Press, 2020
EAN 4064066087784
Table des matières
UN CONTRE-AMIRAL EN BONNE FORTUNE.
LE NOVICE DES ASPIRANS DE MARINE.
LES PREMIERS JOURS DE MER.
Moeurs des Marins au large.
Les observateurs qui ont vu d'un oeil curieux s'éloigner du port un navire emportant au loin sur les mers un équipage sortant du cabaret, n'ont pas manqué de raconter, et les adieux du matelot à ses amis, et les baisers effusifs dont il couvre les filles en pleurs qu'il va quitter peut-être pour toujours. Sans doute il y a quelque chose d'étrange dans ce spectacle du capitaine impatient, qui gourmande l'hésitation de ces marins, qui semblent se rattacher à la terre, en prodiguant toutes les marques possibles d'affection aux objets qu'ils abandonnent sur ce rivage qui va disparaître à leurs yeux pénétrés de regret. Mais ce n'est pas au moment du départ que le matelot est l'être le plus intéressant à observer: c'est quand il se sent une fois au large que la plus singulière des métamorphoses qu'il peut subir s'opère dans son individu pour ainsi dire multiple.
La première chose qu'il fait lorsqu'il a bien pris son parti et qu'il a dit adieu à la côte chérie qui va s'évanouir à l'horizon, c'est de changer son costume; il descend dans le logement de l'équipage, et il ne remontera sur le pont qu'après avoir fait subir à sa toilette le changement le plus complet. Le large pantalon bleu qu'il portait la veille est remplacé par la culotte de toile qui lui a servi dans la dernière campagne; l'escarpin fin et découvert est remis soigneusement dans le sac jusqu'au premier bal à venir; et, pour s'épargner l'embarras et les frais d'une autre chaussure, le matelot marchera nu-pieds, le pont étant, dit-il, assez propre pour qu'on ne craigne pas de couvrir de boue un pantalon déjà sale. Le chapeau ciré fait place au bonnet de laine, rouge ou brun, et une lourde vareuse goudronnée, faite des lambeaux d'un vieux hunier ou d'un reste de grand foc, couvrira le dos sur lequel la petite veste bleue, à double rang de boutons dorés, se dessinait avec tant de grâce quelques minutes encore avant le départ.
Une fois ce changement de costume opéré, notre homme montre sa tête au capot. Sa physionomie semble aussi s'être métamorphosée avec son costume. A l'air sémillant et galant qu'il affectait encore en montant avec souplesse à bord, a succédé un calme méditatif ou le ton d'un peu de mauvaise humeur. Il va ordinairement se joindre à la file des promeneurs qui s'est déjà formée sur le pont, pour parcourir, en revirant de bord à chaque instant, les dix ou douze pas que la longueur des passavans permet de faire à chacun. Il parle peu d'abord; il ne chante pas encore: il attend que la voix de l'officier de quart lui ordonne de prendre la barre ou de monter larguer un perroquet, prendre un ris, carguer ou amurer une basse-voile; c'est alors seulement qu'il paraîtra, en agissant avec activité, se dérouiller, et reprendre un peu les habitudes du bord; car tout le temps qu'il restera oisif, il semblera être encore tourmenté des souvenirs de la terre. J'ai vu d'anciens marins soupirer trois ou quatre heures encore après le départ. La plupart d'entre eux cependant se résignent avant cela.
Quand l'heure du premier repas vient, on se presse autour de la gamelle dans laquelle fume la soupe que vient de tremper le cook (le cuisinier); mais la gaîté ne préside pas encore à ce dîner ou à ce souper presque improvisé. L'ordre y manque surtout: c'est sa cuiller qu'il faut chercher; c'est un endroit commode qu'il faut trouver sur le pont, pour y assujétir la gamelle et ne pas exposer le précieux potage à être renversé par un coup de roulis ou submergé par un revolis de lame. Cette place commode, on ne la rencontre jamais bien la première fois; aussi la gamelle est-elle transportée d'un bord à l'autre, suivie par les six ou sept marins qui doivent y puiser, le clair bouillon de la chaudière. Jamais cette première soupe de la traversée n'est trouvée bonne: le cuisinier l'a manquée. Un des gastronomes lui reproche de n'avoir pas assez forcé sur le poivre; un autre, d'avoir fait aller trop de l'avant le consommé de l'équipage. Quand la ration de viande fraîche, traversée d'une broche en bois, arrive ficelée d'un bout de fil à voile qui a bouilli avec elle, c'est encore pis: elle n'est pas mangeable!... le cuisinier ne l'a pas mise assez tôt dans la marmite, ou l'a laissée se sécher dans la chaudière, comme de l'étoupe. L'un se lève, irrité de la maladresse du cook; l'autre, plus indigné, jette sa ration par-dessus le bord. Le cook s'excuse en alléguant l'impossibilité de faire de bonne soupe dans une chaudière neuve, et de faire cuire à point une viande coriace, avec un feu qu'il ne connaît pas bien encore. Vingt accusateurs sont là pour lui répondre que la viande est bonne et que c'est lui seul qui est mauvais. Il faut que le quart de vin, distribué à chaque mécontent par le mousse du plat, passe par-dessus cette petite contrariété, pour que les convives cessent de gourmander le pauvre cook, qui ne trouve de refuge contre l'unanimité des plaintes, qu'en se renfermant dans la cabane, dans l'espèce d'échoppe qui lui sert à la fois d'office, de laboratoire et de cuisine.
Cette cabane en bois, placée et amarrée sur le pont, est surmontée d'un