Edouard Corbiere

Contes de bord


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la considération des autres personnes, et même à la faveur des belles qu'il va courtiser. Est-ce là déjà si mal penser, et n'y a-t-il pas dans ce calcul de coquetterie du matelot, une opinion trop favorable de ce qui à terre détermine le plus souvent la préférence que les hommes et les femmes accordent à tels ou tels individus, à tel ou tel genre de mérite? Un métier qui condamne ceux qui l'exercent à lutter sans cesse contre des obstacles renaissans, ou à vaincre des incidens presque toujours imprévus, doit faire des marins les hommes les plus prompts et les plus ingénieux du monde. Un matelot est, au reste, l'être qui trouve le plus vite le plus d'expédiens possibles pour se tirer le mieux d'un mauvais pas ou d'une situation critique.

      Que quelques matelots soient jetés sans ressource sur un rivage désert, et si quelques heures après leur naufrage ils ne se sont pas bâti une cabane, procuré du poisson ou du gibier, et s'ils ne sont pas parvenus à allumer du feu, vous pourrez à coup sûr en conclure que la côte sur laquelle ils se sont sauvés n'a ni bois, ni gibier, ni poisson. Les vieux soldats, qui sont incontestablement des hommes à expédiens, mourraient peut-être de faim ou de misère, là où des marins trouveraient encore à s'abriter, à se vêtir et à se nourrir assez convenablement.

      C'est pendant les longues traversées que l'on est surtout à portée de se convaincre du parti qu'ils savent tirer, pour eux-mêmes, des moindres choses qu'on leur abandonne comme inutiles. Qu'un morceau de mauvaise toile à fourrure leur tombe sous la main, ils s'en font une casquette ou un chapeau. Si l'on peint le navire, ils barbouillent leur chapeau de toile des gouttes de peinture tombées sur le pont. Qu'un pantalon leur manque, ils retournent le pantalon d'un de leurs camarades pour tailler, sur les coupures du modèle qu'ils décousent, les parties du vêtement qu'ils veulent se faire. S'ils n'ont pu se procurer des aiguilles et du fil, ils se feront une aiguille avec un clou, ou même avec du bois dur, et du fil à coudre avec du fil à voile dédoublé. Pour peu qu'un morceau de basane, destiné à garnir les manoeuvres dormantes, soit mis au rebut, ils s'en emparent pour composer les semelles des souliers qu'ils confectionnent avec de la mauvaise toile. Long-temps avant que l'on songeât à fabriquer des capotes cirées, les matelots s'étaient fait des casaques inperméables, en goudronnant leurs hulots, et en passant, sur la toile dont ils étaient faits, deux ou trois copieuses couches de peinture.

      Le goudron devient pour eux un topique universel. Se font-ils une coupure, aussitôt ils appliquent sur leur plaie un emplâtre de goudron. Pour certaines maladies internes, ils ne connaissent rien de mieux qu'une mixture de goudron. Ils prendraient du goudron en pilules, je crois même, si on ne cherchait pas par la persuasion, et quelquefois même par l'autorité qu'on a sur eux, à les guérir de la prédilection qu'ils ont pour cette étrange médication.

      La vie du matelot à la mer est aussi simple qu'elle est active. A huit heures du matin il déjeûne d'un morceau de pain assaisonné d'un peu de fromage ou de beurre, et arrosé d'un petit verre d'eau-de-vie. A midi il dîne d'une demi-livre de viande salée. Le soir il mange une soupe aux haricots ou aux petits pois. Un quart de vin passe par là-dessus à chaque repas. Voilà toute sa cuisine; et pourtant encore il trouve moyen de faire, de temps à autre, un peu de gastronomie.

      Distribue-t-on du lard, par exemple; il le coupe par tranche, au lieu de le faire bouillir dans la chaudière, avec la ration des autres. Il fait griller ensuite, sur des charbons ardens, les précieuses lèches qu'il a découpées avec précaution; puis il saupoudre de poivre et de biscuit râpé la grasse tamponne qu'il va manger avec délices, assis sur le bossoir ou sur le beaupré.

      Mais c'est lorsque la pêche donne à bord, qu'il faut voir les Véry d'occasion mettre au jour leur science culinaire! Il n'est pas de partie d'un requin ou d'un marsouin, quelque dure qu'elle puisse être, qui ne soit macérée, exploitée, et livrée à l'appétit de ces mangeurs impitoyables.

      Dès qu'un poisson est pris, soit au harpon ou à la ligne, l'heureux maraudeur qui a fait la capture, l'offre en tribut au capitaine: c'est un droit de suzeraineté que personne ne décline à bord. Le capitaine prend ce qui convient à sa table, et livre le reste aux gens de l'équipage. C'est alors que les fricoteurs pullulent: l'un demande qu'on lui avance sa ration de beurre pour cinq à six jours; l'autre, qu'on lui prête une poêle, et qu'on lui donne un peu de vinaigre à la cambuse. Chacun, armé de son couteau, dissèque le poisson, interroge ses entrailles palpitantes, non pour pénétrer, en augure téméraire, les secrets de l'avenir, mais pour chercher tout bonnement quelques muscles charnus à manger. Après cette autopsie plus gourmande que savante, il y a plaisir à voir l'activité avec laquelle les fricoteurs se disputent les places sur les fourneaux de la cuisine. Un requin de 200 livres, quelque coriace qu'il soit, quelque urineux que puisse être le goût de sa chair, trouvera encore des mangeurs plus voraces qu'il n'est dur lui-même. Deux jours suffiront à quinze ou vingt hommes, pour qu'il soit dévoré et qu'il passe de la poêle à frire dans les estomacs avides qui ne font autre chose que de l'avaler et de le digérer pendant quarante à quarante-huit heures consécutives.

      Il existe chez les marins un préjugé médical qui peut-être n'est pas nuisible à leur santé, mais qui les conduit tout au moins à faire quelque chose de très-repoussant. Ces bonnes gens s'imaginent que le sang tiède d'un marsouin ou d'une tortue est le plus puissant anti-scorbutique qu'on puisse trouver. En sorte que, lorsqu'on vient de harponner un marsouin ou de chavirer la tortue qui passe endormie le long du bord, on voit les amateurs recueillir, dans le gobelet de fer-blanc qui sert à tout le plat, le sang fumant du poisson qu'on vient de tuer, et vite ils avalent d'un seul trait ce breuvage épais qui ne ressemble pas mal à du goudron liquide que l'on aurait fait tiédir. «Ça fait du bien à l'estomac,» disent-ils en buvant cette potion dont l'aspect seul soulèverait l'estomac de l'homme le moins délicat. Mais les marins ne sont pas gens à avoir mal au coeur pour si peu de chose.

      Dès qu'un bâtiment marchand a quitté la terre, on s'occupe à bord de former les deux bordées pour le quart.

      Pour former ces bordées, on divise l'équipage en deux parties égales. Chaque moitié de l'équipage, commandée par un officier et un maître, prend le quart à son tour, pendant que l'autre moitié dort ou se repose dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de tribord, et, par dérivation, on désigne les marins qui la composent, sous le nom de Tribordais. L'autre bordée est celle de babord, et elle se compose des Babordais.

      Une cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l'un est Tribordais et l'autre Babordais. Les deux hommes auxquels ce hamac est commun sont matelots l'un de l'autre; aussi chacun d'eux appelle-t-il son camarade son matelot. Les matelots sont, à prendre cette expression dans son acception la plus restreinte par rapport aux usages du bord, ce qu'à terre, dans les casernes, sont entre eux les camarades de lit.

      Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez pour désirer d'être amatelotés ensemble, mettent en commun tout ce qui peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu'ils peuvent se procurer à bord. La provision d'eau-de-vie se partage entre eux: le tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et il est fort rare que le partage quelquefois inégal des objets mis en consommation pour l'usage des deux parties, fasse naître entre les deux intéressés d'égoïstes contestations. La paix et l'union règnent presque constamment dans ces sortes de ménages d'hommes, d'où la passion jet à coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance toute confraternelle.

      Cette camaraderie des matelots a parfois quelque chose de touchant et de fort extraordinaire chez des hommes aussi peu accessibles aux sentimens tendres, que le sont en général les marins.

      Un capitaine français, parti de la Guadeloupe avec quelques hommes à peine échappés à la fièvre jaune, qui venait de décimer son équipage, eut le malheur, une fois à la mer, de voir un de ses matelots, convalescent, retomber malade de manière à ne plus pouvoir quitter son hamac.

      Le camarade, nous pouvons maintenant nous servir de la désignation plus généralement usitée parmi les marins, le matelot du pauvre fiévreux s'empressa de prodiguer à cet infortuné tous les soins que sa position et son amitié lui prescrivaient