Arnauld d' Abbadie

Douze ans de séjour dans la Haute-Éthiopie


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d'un volume démesuré.

      Je demandai à mon drogman ce qu'était cet homme.

      —C'est, me répondit-il d'un air contrit, le principal huissier du seigneur Blata-Gabraïe; il est envoyé pour nous empêcher d'aller plus loin.

      J'ordonnai de nouveau de brider les mules, et à cet effet, je fis passer un muletier devant moi. L'huissier s'avança sur nous, la main levée: je le mis bientôt hors d'état de nous nuire. Aussitôt apparurent une quarantaine de soldats qu'il avait postés aux alentours de notre bivouac. Soldats et paysans s'empressèrent auprès de l'huissier qui, malgré mon peu de ménagement pour sa personne, montra, quoiqu'en force désormais, la plus grande modération. Il chargea les plus âgés d'entre les paysans de nous garder jusqu'à l'arrivée de Gabraïe; puis quelques soldats l'emmenèrent, et il ne reparut plus. Nous apprîmes dans la suite qu'il ne passait pas pour méchant homme et qu'il était renommé pour sa voracité: il pouvait consommer en un seul repas un quartier de bœuf cru, une vingtaine de pains et une cruche d'hydromel d'environ dix litres.

      Paysans et soldats nous supplièrent d'attendre leur seigneur; ils devenaient, disaient-ils, responsables de notre présence. Je m'emportai et j'affirmai que, dans ce lieu, je ne goûterais plus ni à pain ni à sel. Vers le soir, ces braves gens voyant que je prenais mon engagement au sérieux, consentirent à nous laisser continuer notre route: mais après environ une demi-heure de marche, nous les retrouvâmes arrêtés de nouveau. L'un d'eux me dit:

      —Maintenant tu peux prendre de la nourriture, puisque nous avons changé de campement; nous sommes obligés, tu le sais, de vous retenir jusqu'au moment où notre maître s'entendra avec vous.

      Je ne pus m'empêcher de reconnaître ce qu'il y avait de bonté dans cette concession imaginée par de simples paysans et des soldats indisciplinés.

      Le lendemain, vers midi, Gabraïe, suivi de quelques soldats, vint à notre bivouac. C'était un homme d'une quarantaine d'années, maigre, avare de paroles, à l'air distingué, froid et intelligent. S'asseyant au pied d'un arbuste, il nous fit dire de lui donner trente talari et deux bons fusils.

      Nous répondîmes qu'en d'autres circonstances nous lui aurions peut-être fait un présent avec plaisir, mais que retenus injustement et comme des trafiquants qui se regimbent contre les péagers, nous étions d'autant plus décidés à refuser, que l'endroit était franc de tout droit; qu'au surplus, il était le plus fort et pouvait prendre tout ce qu'il voudrait.

      —À votre aise, dit-il en souriant dédaigneusement, restez où vous êtes.

      Il remonta à mule et partit pour son habitation située à sept heures de marche.

      Persuadés que notre volumineux attirail de voyage nous valait cette avanie, puisque je venais de faire deux fois cette même route sans rencontrer d'obstacle, nous décidâmes de détruire nos bagages. Mon frère se réserva quelques instruments d'astronomie, et nous commençâmes à tout jeter dans les grands feux allumés pour cuire le pain de nos gens. Mais paysans, soldats, porteurs, tous se précipitèrent, arrachèrent nos bagages du feu et dispersèrent les tisons et la braise. Un des porteurs me dit ensuite:

      —Pourquoi en user ainsi? Ces valeurs que vous cherchez à détruire ne sont-elles pas votre seule ressource dans un pays étranger? Dieu confie les richesses à l'homme pour les utiliser et non pour les anéantir sans profit pour personne. Ne craignez-vous pas qu'il ne vous punisse d'abuser ainsi de ses dons? Les contrariétés sont éphémères; quelque occurrence peut vous rouvrir le chemin d'Adwa; vous regretteriez alors d'avoir obéi à votre impatience, et nous, qui mangeons votre pain, nous regretterions de vous avoir laissés faire.

      Malgré ces sages conseils, nous persistâmes dans notre dessein. Donnant aux esprits le temps de se calmer, nous fîmes entasser nos bagages dans notre tente, comme par mesure d'ordre, et j'allumai une mèche communiquant à une caisse de poudre; mais Domingo, que j'avais chargé de voir si personne n'approchait, attira l'attention par sa frayeur; on se rua sur la tente: en un tour de main elle fut déplantée, enlevée comme par un coup de vent, et les effets furent dispersés. Je compris enfin que je jouais le rôle d'un enfant gâté qui, pour se venger de parents trop indulgents, alarme leur sollicitude en tournant sa colère contre lui-même.

      Au bout de quelques jours, la plupart de nos porteurs, considérant l'expédition comme infructueuse, désertèrent les uns après les autres. Ces porteurs sont ordinairement de petits cultivateurs qui, lorsque la récolte a été mauvaise, se louent aux trafiquants pour une somme très-modique. Leur départ soulagea d'autant plus notre bourse que les sauterelles ayant dévasté plusieurs provinces du Tigraïe, le blé était hors de prix. Nous avions rencontré de longues files d'hommes tristes et amaigris, réduits par la famine à émigrer vers l'intérieur, avec leurs enfants, leurs femmes et leurs vieillards. Le paysan tigraïen passe pour être très-attaché au sol, peut-être parce que ses champs exigent plus de labeur que ceux du reste de l'Éthiopie; en temps de disette, avant de se résoudre à émigrer, il épuise sa dernière ressource, il immole son dernier bœuf de labour, sa dernière chèvre, sa dernière volaille, il sustente sa famille de feuilles ou d'herbes cuites dans de l'eau, et ce n'est qu'au dernier degré de misère, qu'il se décide à abandonner son champ pour aller louer ses services dans quelque province moins éprouvée. C'était avec la plus grande difficulté que nous nous procurions la farine nécessaire, et notre infidèle drogman, surenchérissant sur la disette, nous la faisait payer vingt-et-une fois plus cher qu'en temps ordinaire. Nos provisions personnelles étant finies, nous fûmes réduits au régime de nos porteurs.

      Parmi ces derniers se trouvait un nommé Habtaïe: nous ne pouvions nous comprendre que par signes, mais nous nous étions attachés l'un à l'autre, et quand porteurs et muletiers nous abandonnèrent, il resta seul auprès de nous avec le drogman et un garçon de seize ans, natif d'Adwa, nommé Samson.

      Trop peu nombreux désormais pour demeurer campés la nuit, à cause des éléphants, des animaux carnassiers et des voleurs des environs, nous dûmes aller nous établir à 600 ou 800 mètres de là, dans le village de Maïe-Ouraïe. Ce village, situé sur une éminence accotée à une montagne qui s'élève perpendiculairement comme un mur, domine la longue et étroite vallée où nous avions campé et que le typhus rend inhabitable en automne et au printemps; par bonheur l'été durait encore. En face du village, se dressent isolément dans la vallée deux gigantesques aiguilles de rocher, au pied desquelles se tient un marché hebdomadaire. À Maïe-Ouraïe, notre détention nous apparut sous des formes plus réelles; nos bagages furent mis dans une maison dont on gardait la porte, car depuis nos deux tentatives de les détruire, on surveillait nos moindres actions. Gabraïe nous envoya dire que nous ferions bien d'en finir, pendant qu'il en avait encore envie. Mais nous persistâmes dans notre refus. Le Dedjadj Kassa passait pour être équitable et, comme son père, favorable aux Européens; nous lui expédiâmes successivement deux messagers, mais ils ne reparurent pas; nous gagnâmes un paysan: il partit, fut pris, maltraité et ramené chez lui. Il ne nous restait plus qu'à essayer de communiquer avec le Dedjadj Oubié, et comme nous n'avions personne à lui envoyer, il fut décidé que je tenterais moi-même l'aventure.

      Les soldats de Gabraïe, fatigués sans doute de la maigre chère qu'ils faisaient chez les paysans, avaient obtenu d'être rappelés: deux ou trois d'entre eux, avec les paysans, furent jugés suffisants pour nous surveiller. En m'appliquant à attirer les enfants du village, j'avais gagné le cœur des parents, et grâce à la familiarité qui s'établit entre nous, je m'aperçus qu'ils compatissaient à notre position. Les hommes sont honnêtes au fond, et leur appui moral au moins est acquis aux victimes de l'injustice. Au moment d'une démarche hasardeuse, on est bien aise d'un pareil appui, ne fût-ce que pour se réconforter contre les possibilités d'insuccès. Le sage n'a que faire peut-être d'un tel soutien, il se suffit à lui-même; mais je n'étais pas un sage.

      Après notre frugal repas du soir, nous nous étendîmes, mon frère et moi, sur nos nattes comme d'habitude, et nous conversâmes longtemps, afin de laisser à nos gardiens le temps de désirer le sommeil. Mon frère continua à parler seul, pendant que je me glissais furtivement dehors avec Samson: en rampant avec précaution, nous pûmes sortir