n'était ni ridicule ni méchant. Le cœur, chez lui, battait à sa manière. Il se repentait souvent du mal qu'il avait fait, mais il recommençait toujours.
Mais ce qui dominait tout en lui, c'était l'implacable besoin de ne pas vieillir.
Te souviens-tu? Il se fit rare pendant notre dernière année d'école. Vous étiez devenus pour lui des oncles. Vous radotiez mes pauvres vieux!
Il passa à la fournée suivante, qui était plus de son âge. Il se fit tutoyer par les nouveaux, leur parlant de sa barbe grise avec ostentation, mais n'y croyant pas le moins du monde, et racontant à la tolérance de ses amis la centième édition de ses anecdotes, qui vraiment étaient assez drôlettes quand on ne les avait entendues que trois fois.
En s'éloignant de vous, voilà ce que tu ne sais pas, il se rapprocha de moi, non pas pour motif de jeune âge, mais parce que je passais déjà pour être assez fort en droit et que ses affaires l'amenaient fatalement du côté du palais.
Quelles affaires, bon Dieu! Et qu'il avait raison de ne pas fréquenter les sages! Ce pauvre homme était tombé en jeunesse comme d'autres dégringolent en enfance.
Ce n'est pas qu'il eût de bien grands vices, il en avait plutôt beaucoup. Il avait mangé sa fortune, mais il y avait mis le temps. C'était un prodigue peu généreux.
Veux-tu savoir le taux des charges laissées par l'innombrable série de ses bonnes fortunes? Cela se bornait à une pension de 600 francs qu'il payait—quand il pouvait—pour un enfant naturel qu'il avait eu avant son mariage et qui vivait quelque part.
Je crois que c'était à Paris.
À l'époque où il m'honora de sa confiance, il était en train de grignoter, toujours au même métier, la fortune de sa femme. Pour ce faire, il plaidait contre elle, tout en protestant à tout bout de champ qu'il ne lui en voulait pas le moins du monde.
C'était exact. Il n'avait ni rancune ni fiel contre sa femme qu'il ruinait de parti pris. Il n'en voulait qu'à l'argent.
La première fois qu'il me rencontra au Palais, j'endossais la robe pour la première fois aussi.
C'était à Yvetot; les biens de la baronne étaient dans le pays de Caux.
Si j'avais été moins novice, j'aurais su que tous nos avocats et avoués le fuyaient parce qu'il oubliait volontiers de solder les honoraires.
Mais je ne vis qu'une chose: un premier client!
Il tomba sur moi comme sur une proie, et je fus vraiment touché du plaisir qu'il avait à me revoir. C'était, me dit-il, pour moi, un coup de destinée. Il me choisissait entre tous; il me donnait l'occasion de me poser d'emblée.
Et pour commencer, séance tenante, il me fit l'historique de ses démêlés avec Mme la baronne, dont il parlait comme si c'eût été une octogénaire.
Elle avait environ trente ans de moins que lui.
Il faut bien que je l'avoue, j'eus le tort de croire aux contes qu'il me faisait. Quand il y avait un peu d'argent à pêcher, il trouvait les accents de la véritable éloquence.
C'était ma première cause. Il y a là quelque chose de l'aveuglement du premier amour. Le premier client vous fascine.
Je me représentai, selon son dire, Mme la baronne comme une vieille femme avare et méchante qui le laissait manquer du nécessaire. J'eus pitié, en vérité, de ce pauvre baron. Je lui donnai gratis quelques conseils qui, malheureusement, se trouvèrent trop bons et contribuèrent à sa triste victoire.
Car il en vint à ses fins et obtint l'administration des biens de la baronne.
Or, administrer, pour lui, c'était dévorer.
Les biens n'étaient pas lourds; ils durèrent aux environs de trois ans.
Quant à moi, je fus payé de mes peines et soins par la bonté qu'eut le baron de m'emprunter mon argent, et de l'administrer comme les biens de sa femme.
Que Dieu fasse paix à sa pauvre âme d'oiseau! Je lui dois mon bonheur puisqu'il est le père de Jeanne.
Il mourut un peu trop tard, perdu de dettes, et ne se doutant même pas qu'il avait mangé sa considération en même temps que ses rentes.
J'allai à l'enterrement, où j'étais à peu près seul.
J'y vis pourtant deux dames voilées de noir et dont je ne distinguai point les visages.
Toutes deux avaient l'air jeune: ni l'une ni l'autre ne pouvait être la baronne à qui je reprochai cette absence en moi-même.
D'ailleurs, leur mise était si modeste, pour ne pas dire si pauvre, que je les pris pour les dernières hôtesses de ce brave baron, qui n'enrichissait jamais les maisons où il logeait.
Je venais d'être nommé substitut du procureur impérial. Quelques mois aprés, il m'arriva de conclure à l'audience contre Mme veuve Péry de Marannes, qui avait frappé opposition sur un reliquat de rentes dont les arrérages étaient échus postérieurement à la mort du baron.
Les créanciers du défunt réclamaient naturellement la somme.
Mon avis exprimé était de droit strict. Je ne pouvais conclure autrement, mais j'éprouvai une impression très pénible au cours de la plaidoirie, en apprenant que la pauvre vieille veuve—elle n'avait pu rajeunir depuis le temps où le baron la chargeait d'années—était ruinée complètement. Le soir du jugement, Mme la marquise Olympe de Chambray, pour qui j'avais gardé une respectueuse admiration, après son mariage, me dit:
—Lucien, vous vous êtes fait aujourd'hui une ennemie mortelle d'une très jolie femme, ma cousine à la mode de Bretagne, Mme la baronne Péry de Marannes.
—Une jolie femme! m'écriai-je. Il y a cinquante ans, je ne dis pas!
Olympe se mit à rire.
—Le fait est qu'elle a une grande fille, répondit-elle. Mais il y a cinquante ans, et même quarante, je peux bien vous garantir que ma cousine n'était pas née.
Dans ces paroles, une chose me frappa plus encore que l'âge de la prétendue vieille, ce fut la mention d'une «grande fille».
Le baron ne m'avait jamais soufflé mot de sa fille. J'avais donc aidé cet homme à dépouiller deux êtres sans défense!
Deux femmes, appartenant précisément à cette catégorie que la profession d'avocat tient à si juste honneur de défendre envers et contre tous: héritière en ceci, le barreau s'en vante assez haut, et je suppose qu'il en a le droit, héritière, dis-je, des générosités mortes de la chevalerie! Moi, avocat, j'avais fait tort à la veuve et à l'orpheline. J'avais le cœur serré. Olympe qui ne remarquait point ma tristesse soudaine, poursuivit:
—Du reste, vous n'êtes pas plus exposé que jadis à les rencontrer dans le monde. Elles n'ont plus rien absolument rien, et vivent à la campagne, au fond d'un trou. La famille se cotise et leur fait une petite pension, à laquelle M. le marquis a la bonté de contribuer pour ma part. Je crois, en outre, qu'elles travaillent. Nous cousinons peu, très peu, Mme Péry de Marannes a gâté sa vie, et c'est à peine si je connais la petite.
Dans toute autre circonstance ces paroles m'eussent donné une piètre opinion de la baronne; car Mme la marquise Olympe de Chambray était pour moi une manière d'oracle. J'étais habitué, comme tout le monde et même un peu plus, à voir en elle une personne supérieure et tout à fait accomplie.
Le pays de Caux appartenait à Olympe; dans toute la rigueur du terme, elle y faisait la pluie et le beau temps. Sa fortune ne nuisait pas à son crédit, mais nous étions surtout les vassaux de son élégance toute parisienne, de son esprit, de sa beauté, de sa grâce.
Mais ce soir, ma contribution aidant, le froid dédain exprimé par Olympe ajouta au sentiment d'intérêt qui