Paul Feval

Le dernier vivant


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l'histoire d'autrui.

      Écoute bien: j'arrive à peindre exactement mon état. Au lieu de souffrir au premier degré, je n'avais plus qu'un reflet de souffrance.

      Ce reflet s'appelle la pitié. Eh bien, j'avais pitié, dans la mesure ordinaire des âmes compatissantes, de deux pauvres enfants écrasés par le malheur et qui s'aimaient saintement dans leur détresse. Le jeune homme s'appelait Lucien, la jeune fille Jeanne. J'aurais voulu de tout mon cœur les secourir.

      Mais en voyant ce Lucien aux prises avec l'agonie d'amour, j'éprouvais—et c'est là le repos dont je te parlais tout à l'heure,—oui j'éprouvais quelque chose de ce sentiment inhumain avoué par Lucrèce, le poète des égoïsmes païens:

      Suave, mari magno, turbantibus oequora ventis. E terra magnum alterius spectare laborem.

      Il est bon, il est doux, quand la tempête bouleverse la grande mer, de contempler, à l'abri, sur la grève, la grande détresse d'un autre...

      L'autre, c'est le naufragé, luttant contre les flots.

      Il n'y a pas au monde une pensée plus désespérément odieuse.

      Mais elle est vraie, et nous le prouvons chaque jour, tous, tant que nous sommes, en courant à perte d'haleine, comme des chacals en chasse, après les émotions tragiques.

      Oui, elle est vraie,—et je me complaisais dans le bien être de la vision qui me montrait mon propre supplice, supporté par un autre.

      Tu verras plus tard, Geoffroy, où me conduisit l'étrange phénomène de dédoublement qui se produisit en moi pour la première fois, ce jour-là.

      Aujourd'hui, j'ai tout dit. Je n'en puis plus. Il me semble que j'ai soulevé une montagne.

      Pièce numéro 17

      (Écriture de Lucien Thibaut.)

      (Sans date, avec cette mention: Pour Geoffroy.)

      Je l'ai vue pour la dernière fois. Elle est partie. Je suis seul.

      Hier encore, je souffrais cruellement, c'est vrai, mais j'étais si heureux! Près d'elle, tout était oublié.

      Je ne la verrai plus.

      Te souviens-tu de notre haie où les chèvrefeuilles verdissaient déjà au-dessus des ronces quand je vis ma petite Jeanne pour la première fois?

      La haie a fleuri, puis elle s'est dépouillée pour refleurir encore. C'était notre rendez-vous le plus cher. L'amour nous le consacrait, et le printemps et tout un essaim de jeunes souvenirs.

      C'est là quelle m'avait dit: «Lucien», et que je lui avais répondu: «Jeanne».

      Aucun autre aveu ne s'était échangé entre nous jamais, parce que nous aimions comme le cœur bat, tout naturellement. C'était notre existence. Nos âmes s'entendaient sans parler. Nous n'avions qu'une âme.

      Ce matin, je me suis trouvé seul sous le grand châtaignier. Hier, elle m'avait dit: «On est bien qu'ici...»

      J'ai attendu. Les branches parfumaient le vent, qui les balançait doucement. C'est bon d'attendre quand on sait que la bien aimée va venir.

      Mais Jeanne ne venait pas et j'avais longtemps attendu. L'inquiétude m'a pris. Notre chère malade était si faible hier au soir!

      J'ai franchi la haie.

      De là on voit toute la route.

      La route était déserte.

      Oh! Jeanne! Jeanne! Mon anxiété, à peine née, allait déjà grandissant. Je me suis dirigé vers la petite maison. Les volets étaient fermés, la porte aussi. Que voulait dire cela?

      Le souffle a manqué à ma poitrine.

      J'ai frappé, pas de réponse.

      Un paysan était à vanner du froment à cinquante pas de là, devant la porte de la métairie. Comme j'allais frapper encore, il m'a crié:

      —Ce n'est pas la peine de cogner, il n'y a plus personne.

      Je restai là tout étourdi.

      C'était comme si j'eusse reçu un grand coup au-dedans de la poitrine.

      La métayère, cependant, était sortie sur le pas de sa porte à la voix du vanneur. Elle m'appela, disant:

      —La pauvre dame a laissé quelque chose pour vous en partant.

      —Elles sont donc parties! m'écriai-je.

      —Oui, comme ça, de grand matin, dans une carriole.

      Et la dame était fièrement pâle.

      —Parties pour quel endroit?

      —Je ne sais pas. Voilà le paquet. Vous donnerez bien quelque chose pour la peine.

      Je m'éloignai avant de rompre l'enveloppe. Je n'osais pas. J'attendis plusieurs minutes. Le hasard avait dirigé mes pas vers notre haie, dont le soleil chauffait maintenant les feuilles odorantes. Je m'assis ou plutôt je tombai en gémissant à la place même où j'avais vu ma petite Jeanne cueillir des primevères par ce beau soir de printemps....

      Pièce numéro 18

      (Lettre de M. Ferrand, président du tribunal de première instance d'Yvetot, écrite par un secrétaire, mais signée.)

      Yvetot. 6 mai 1865.

       À Mme Veuve Péry de Marannes.

      Madame.

      Je vous aurais évité un dérangement sans la multiplicité de mes occupations. Vous voudrez donc bien m'excuser si, dans l'impossibilité où je suis de vous rendre visite, je vous prie de passer à mon cabinet pour recevoir de moi une communication importante.

      Cette communication aura un caractère tout officieux. Elle n'entraînera pour vous aucun désagrément. Il est, en effet, à espérer que vous céderez à des conseils que mon âge et l'intérêt que je porte à mon jeune collègue L. Thibaut m'autorisent à vous offrir.

      Veuillez agréer, Madame, mes hommages empressés.

      Pièce numéro 18 bis

      (Écrite et signée par Mme veuve Thibaut.)

      Dieppe, 5 mai 1865 (par la poste).

       À Mme veuve Péry de Marannes.

      Madame.

      Quoique n'ayant en aucune façon l'honneur de vous connaître personnellement, je prends la liberté de m'adresser à vous pour vous prier de mettre fin à une situation très pénible, et qui menace de devenir dangereuse.

      Mon fils, M. L. Thibaut, juge au tribunal de première instance, n'a pas de fortune patrimoniale, mais sa position lui permet de viser à un mariage avantageux.

      J'ajoute que, jusqu'à présent, sa conduite exemplaire doublait les chances qu'il peut avoir de s'établir honorablement.

      Il m'est revenu que des relations se sont nouées, depuis assez longtemps déjà, entre mon fils et Mademoiselle votre fille, dont je ne veux dire ici aucun mal, mais que je ne consentirai jamais, je vous le déclare formellement, à accepter pour ma bru.

      Veuillez bien croire, Madame, que je n'ai pas la plus légère intention de vous blesser; c'est pourquoi je me prive de toute espèce d'explication.

      Notre respectable ami, M. le président Ferrand, dans un esprit de dévouement pour nous et de conciliation à votre égard, se charge d'éclaircir près de vous les points qui pourraient vous faire hésiter à suivre la ligne de conduite que vous devez adopter désormais vis-à-vis de mon fils.

      Je