et leurs administrés ne pourront se dispenser de leur complaire. Quand donc le curé, le maire, les adjoints, le percepteur, le juge de paix, et tutti quanti, eurent décidé que le retour de la famille de Fougères était un bonheur inappréciable pour la commune, les vieilles femmes dirent des prières pour qu'il plût au ciel de la ramener bien vite; la jeunesse du village se réjouit à l'idée des fêtes champêtres qui auraient lieu pour célébrer son installation, et les journaliers tinrent une espèce de conseil dans lequel il fut résolu qu'on demanderait au nouveau seigneur l'augmentation d'un sou par jour dans le salaire du travail agricole.
M. de Fougères, qui, en recevant de son avoué M. Parquet la promesse d'un succès, s'était rendu à Paris afin d'être plus à portée de négocier son affaire, fut informé de ces détails, et reçut même une lettre écrite par le garde-champêtre de Fougères, et revêtue, en guise de signatures, d'une vingtaine de croix, par laquelle ou le suppliait d'accéder à cette demande d'augmentation dans le salaire des journées. On ajoutait que la commune faisait des vœux pour la réussite des négociations de M. Parquet, et on espérait qu'en fin de cause, pour peu que les frères Mathieu montrassent de l'obstination, sa majesté le Roi Dix-huit ferait finir ces difficultés et lâcherait un ordre de mettre dehors les spogliateurs de la famille de M. le comte.
M. de Fougères avait trop bien appris la vie réelle durant son exil pour ne pas savoir que les affaires ne se faisaient pas ainsi; mais, en véritable négociant qu'il était, il comprit le parti qu'il pouvait tirer des dispositions de ses ex-vassaux. Il chargea ses émissaires de promettre une augmentation de deux sous par jour aux journaliers; et dès lors ce qu'il avait prévu arriva. Il n'y eut sorte de vexations sourdes et perfides dont les frères Mathieu ne fussent accablés. On arrachait l'épine qui bordait leurs prés, afin que toutes les brebis du pays pussent, en passant, manger et coucher l'herbe; et si un des agneaux de la ferme Mathieu venait, par la négligence du berger, à tondre la largeur de sa langue chez le voisin, on le mettait en fourrière, et le garde-champêtre, qui était à la tête de la conspiration pour cause de vengeance particulière, dressait procès-verbal et constatait un délit tel que quinze vaches n'eussent pu le faire. D'autres fois on habituait les oies de toute la commune à chercher pâture jusque dans le jardin des Mathieu; et si une de leurs poules s'avisait de voler sur le chaume d'un toit, on lui tordait le cou sans pitié, sous prétexte qu'elle avait cherché à dégrader la maison. On poussa la dérision jusqu'à empoisonner leurs chiens, sous prétexte qu'ils avaient eu l'intention de mordre les enfants du village.
Mais l'artifice tourna contre son auteur; les frères Mathieu comprirent bientôt de quoi il s'agissait. Paysans eux-mêmes, et paysans marchois, qui plus est, ils savaient les ruses de la guerre. Ils commencèrent par lâcher pied, et, quittant leur habitation de Fougères, ils s'allèrent fixer dans une autre propriété qu'ils avaient près de la ville. De cette manière, les vexations eurent moins d'ardeur, ne tombant plus directement sur les objets d'animadversion qu'on voulait expulser. Les paysans continuèrent à faire un peu de pillage, dans un pur esprit de rapine, ayant pris goût à la chose. Mais les Mathieu se soucièrent médiocrement d'un déficit momentané dans leurs revenus; ce déficit dût-il durer deux ou trois ans, ils se promirent de le faire payer cher à M. le comte, et se réjouirent de voir les habitants de Fougères contracter des habitudes de filouterie qu'il ne leur serait pas facile désormais de perdre et dont leur nouveau seigneur serait la première victime.
Les négociations durèrent quatre ans, et M. de Fougères dut s'estimer heureux de payer sa terre cent mille francs au-dessus de sa valeur. L'avoué Parquet lui écrivit: «Hâtez-vous de les prendre au mot, car, si vous tardez un peu, ils en demanderont le double.» Le comte se soumit, et le contrat fut rédigé.
II.
Parmi le petit nombre des vieux partisans de la liberté qui voyaient d'un mauvais œil et dans un triste silence le retour de l'ancien seigneur, il y avait un personnage remarquable, et dont, pour la première fois peut-être, dans le cours de sa longue carrière, l'influence se voyait méconnue. C'était une femme âgée de soixante-dix ans, et courbée par les fatigues et les chagrins plus encore que par la vieillesse. Malgré son existence débile, son visage avait encore une expression de vivacité intelligente, et son caractère n'avait rien perdu de la fermeté virile qui l'avait rendue respectable à tous les habitants du village. Cette femme s'appelait Jeanne Féline; elle était veuve d'un laboureur, et n'avait conservé d'une nombreuse famille qu'un fils, dernier enfant de sa vieillesse, faible de corps, mais doué comme elle d'une noble intelligence. Cette intelligence, qui brille rarement sous le chaume, parce que les facultés élevées n'y trouvent point l'occasion de se développer, avait su se faire jour dans la famille Féline. Le frère de Jeanne, de simple pâtre, était devenu un prêtre aussi estimable par ses mœurs que par ses lumières. Il avait laissé une mémoire honorable dans le pays, et le mince héritage de douze cents livres de rente à sa sœur, ce qui pour elle était une véritable fortune. Se voyant arrivée à la vieillesse, et n'ayant plus qu'un enfant peu propre par sa constitution à suivre la profession de ses pères, Jeanne lui avait fait donner une éducation aussi bonne que ses moyens l'avaient permis. L'école du village, puis le collège de la ville avaient suffi au jeune Simon pour comprendre qu'il était destiné à vivre de l'intelligence et non d'un travail manuel; mais lorsque sa mère voulut le faire entrer au séminaire, la bonne femme n'appréciant, dans sa piété, aucune vocation plus haute que l'état religieux, le jeune homme montra une invincible répugnance, et la supplia de le laisser partir pour quelque grande ville où il pût achever son éducation et tenter une autre carrière. Ce fut une grande douleur pour Jeanne; mais elle céda aux raisons que lui donnait son fils.
«J'ai toujours reconnu, lui dit-elle, que l'esprit de sagesse était dans notre famille. Mon père fut un homme sage et craignant Dieu. Mon frère a été un homme sage, instruit dans la science et aimant Dieu. Vous devez être sage aussi, quand les épreuves de la jeunesse seront finies. Je pense donc que votre dessein vous est inspiré par le bon ange. Peut-être aussi que la volonté divine n'est pas de laisser finir notre race. Vous en êtes le dernier rejeton; c'était peut-être un désir téméraire de ma part que celui de vous engager dans le célibat. Sans doute, les moindres familles sont aussi précieuses devant Dieu que les plus illustres, et nul homme n'a le droit de tarir dans ses veines le sang de sa lignée, s'il n'a des frères ou des sœurs pour la perpétuer. Allez donc où vous voulez, mon fils, et que la volonté d'en haut soit faite.»
Ainsi parlait, ainsi pensait la mère Féline. C'était une noble créature, vraiment religieuse, et n'ayant d'une paysanne que le costume, la frugalité et les laborieuses habitudes; ou plutôt c'était une de ces paysannes comme il a dû en exister beaucoup avant que les mœurs patriarcales eussent été remplacées par l'âge de fer de la corruption et de la servitude. Mais cet âge d'or a-t-il jamais existé lui-même?
Jeanne était née sage et droite; son frère, l'abbé Féline, l'avait perfectionnée par ses exemples et par ses discours. Il lui avait tout au plus appris à lire; mais il lui avait enseigné par toutes les actions, par toutes les pensées, par toutes les paroles de sa vie, le véritable esprit du christianisme. Cet esprit de religion, si effacé, si corrompu, si perverti; si souillé par ses ministres, depuis le fondateur jusqu'à nos jours, semble heureusement, de temps à autre, se réveiller, avec sa pureté sans tache et sa simplicité antique, dans quelques âmes d'élite qui le font encore comprendre et goûter autour d'elles. L'abbé Féline, et par suite sa sœur Jeanne, étaient de ces nobles âmes, les seules et les vraies âmes apostoliques, dont l'apparition a toujours été rare, quelque nombreux que fussent les ministres et les adeptes du culte. Il y en a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus, a dit le Christ. Beaucoup prennent le thyrse, a dit Platon, mais peu sont inspirés par le dieu.
Malheureusement, cet enthousiasme de la foi et cette simplicité de cœur qui font l'homme pieux sont presque impossibles à conserver dans le contact de notre civilisation investigatrice. Le jeune Simon subit la fatalité attachée à notre époque; il ne put pas éclairer son esprit sans perdre le trésor de