lui adresser indirectement. Il dit seulement: «Ceci est le pain des pauvres; je le recommande à mes paroissiens.» Il alla dans son presbytère attendre, en lisant quelque auteur grec, que le pain de l'inconnue fût cuit. Deux heures n'étaient pas écoulées, qu'il revint au four banal chercher le pain chaud et doré, qu'il remit sous le linge dans la corbeille, et qu'il emporta, en hâtant le pas, à l'endroit où il devait le remettre entre les mains de la jeune fille.
Celle-ci ne se trouvait pas encore au lieu du rendez-vous. Devait-elle y venir? Combien de temps faudrait-il l'attendre? Il faisait nuit noire, et Rabelais se prenait à désirer que cette jeune fille ne vint pas, car une fille de douze ans avait à craindre dans le voisinage des bois les malfaiteurs non moins que les loups, et à cette époque de civilisation imparfaite, où les haines de religion devenaient plus ardentes que jamais, une juive était cent fois plus exposée qu'une chrétienne à de mauvais traitements de ta parc de tant de gens qui ne respectaient rien.
Rabelais était trop philosophe pour se faire illusion sur les dangers de la perversité humaine, dans toutes les conditions sociales, et, quels que fussent ses sentiments de mansuétude et de charité, il savait que la simple prudence lui commandait toujours de se mettre en garde lui-même contre la méchanceté et la violence. Cependant il n'avait jamais d'armes pour se défendre, lorsqu'il s'en allait ainsi à toute heure de nuit dans la campagne, soit pour observer les astres et l'état du ciel, car il était astronome, soit pour chercher des oiseaux et des insectes, car il était naturaliste, soit pour donner des soins à des malades, car il était médecin, soit pour porter des consolations à des mourants, car il était prêtre, soit pour étudier et admirer la nature, car il était surtout philosophe, et sa pensée s'élevait sans cesse vers Dieu, en interrogeant les mystères de la sagesse divine.
Il n'y avait pas de lune, ce soir-là, mais le ciel était étoilé, et une pâle clarté, qui traversait par intervalles l'obscurité, permettait de reconnaître de loin la forme des objets sans en percevoir les couleurs. Rabelais aperçut une espèce de grande ombre mouvante, qui semblait s'avancer de son côté; puis il entendit très distinctement le pas lourd et lent d'un homme qu'il entrevoyait de temps à autre à travers les arbres qui bordaient la route. Il prêta l'oreille et resta immobile, les yeux fixés sur cet homme qu'il ne distinguait pas encore suffisamment pour juger s'il devait s'inquiéter ou se rassurer; mais il ne songea point à fuir pour éviter une rencontre qui pouvait être indifférente et inoffensive. L'homme venait aussi d'apercevoir Rabelais: il s'était arrêté soudain en face de lui, dans une sorte d'attente et d'indécision. Ils se trouvaient alors à cent pieds de distance l'un de l'autre, tous deux absolument dégagés des ombres que projetaient les arbres dont ils étaient entourés, mais cette distance était trop grande et la nuit trop obscure, pour qu'ils pussent apprécier leurs intentions réciproques d'après leur physionomie et leur contenance. Après quelques instants de réflexion, Rabelais, remarquant que l'inconnu n'avait plus fait un pas, ni en avant ni en arrière, marcha droit à lui et le vit s'éloigner tout doucement et disparaître sans bruit. Il craignit alors de tomber dans une embuscade et s'arrêta de nouveau. On n'entendait pas le plus léger bruit.
—Y a-t-il quelqu'un ici? demanda Rabelais à haute voix. La personne que je suis venu chercher est-elle là?
Personne ne répondit, et aucun bruit vivant ne se fit entendre. Mais tout à coup voici qu'une petite ombre se détache de la masse des feuillages et s'approche de Rabelais, qui reconnaît bientôt un enfant, mais ce n'était pas la jeune fille à qui il avait promis d'apporter son pain cuit. L'enfant, dont on voyait briller les yeux comme deux charbons ardents, ne prononçait pas une parole et continuait à s'avancer délibérément jusqu'à ce qu'il fût devant Rabelais, qui n'eut que le temps de l'examiner un moment. Cet enfant, âgé de neuf ou dix ans, avait l'air sournois et malicieux, avec une physionomie très intelligente; ses vêtements en haillons annonçaient la misère la plus sordide. Il s'empara, sans façon, par un mouvement brusque et décidé, de la corbeille que le curé de Meudon tenait à la main, et l'ayant enlevée rapidement, il s'enfuit en courant et disparut. Rabelais ne put s'empêcher de rire aux éclats.
—A la grâce de Dieu! dit-il à haute voix, en s'en allant. Voilà un petit garçonnet, qui n'est ni manchot, ni boiteux, et qui prend son bien, sans dire gare, ni merci.
Quelques jours s'écoulèrent, sans que le bon curé eût des nouvelles de la jeune fille, qui n'avait pas reparu au four banal: il avait fait savoir, dans le village, qu'il entendait qu'elle ne fût ni méprisée, ni molestée, quand elle reviendrait. Elle n'était pas encore revenue. Quant au petit voleur de pain, ce devait être, suivant les renseignements qu'il avait pris avec bienveillance à Meudon et aux environs, le propre frère de la jeune fille, un enfant qui n'avait pas même été baptisé, disait-on et qui ne se montrait pas plus à l'église que sa soeur et ses parents; ce qu'on n'aurait pas dû trouver étrange, puisqu'on assurait qu'ils étaient tous de la religion juive.
Un soir que maître François Rabelais retournait, bien fatigué, à son presbytère, après être allé par les bois de Meudon jusqu'au hameau de Villacoublay, près de Vélisy, pour administrer les derniers sacrements à un moribond, il se sépara tout à coup de son sacristain, qui portait les saintes huiles et l'eau bénite; puis, il se mit à la recherche des vers luisants qui brillaient dans les herbes, comme des feux follets, et il en ramassa une quantité pour les rapporter dans son cabinet d'étude, où il faisait de curieuses expériences sur la nature de la lumière phosphorescente que ces insectes répandent autour d'eux durant les chaudes nuits de l'été. Il n'avait pas pensé à se pourvoir d'une boîte fermée afin d'y mettre le produit de sa chasse, sans l'endommager; mais il eut bientôt imaginé un moyen de suppléer à l'absence de l'attirail d'un naturaliste: il releva les bords de son grand chapeau, de manière à former tout à l'entour une espèce de cuvette, dans laquelle il déposa sur une jonchée d'herbes tous les vers luisants qu'il put recueillir, et ces vers jetaient des éclairs intermittents qui l'environnaient d'une auréole lumineuse. Il avait aussi ramassé à terre une grosse chauve-souris, blessée par quelque oiseau de proie qui n'avait pas réussi à l'emporter à moitié morte. Cette chauve-souris, qu'il voulait conserver pour la disséquer et en étudier l'organisme anatomique, il eut l'idée de l'attacher, sur le sommet de son chapeau, avec trois ou quatre longues épingles qui lui avaient servi à relever sa robe sur ses genoux, pour marcher plus librement, sans s'accrocher et se déchirer aux épines des buissons de houx.
La lune était dans son plein quand il sortit du bois et marcha quelque temps à découvert, dans un sentier peu fréquenté, qui traversait une plaine aride, à peine cultivée sur quelques points, dans laquelle il n'avait pas encore passé. Il aurait pu se croire égaré, s'il n'avait pas su s'orienter par la position des étoiles, et il reconnut qu'après avoir fait beaucoup de chemin, au hasard, dans la forêt, il se trouvait presque à son point de départ, c'est-à-dire peu éloigné de Meudon, et qu'il ne tarderait pas a rencontrer la grande route qui établissait une communication directe entre ce village et le hameau de Vélisy. Le bon curé avait donc erré deux ou trois heures dans les bois, et il s'en apercevait à sa fatigue; mais il n'avait plus guère qu'une demi-lieue à faire, pour rentrer dans son presbytère.
L'idée lui vint que l'endroit de la forêt où il était en ce moment ne devait pas être autre chose que le Camp des Sorcières, cette plaine déserte et mal famée, dont les gens du pays n'osaient point s'approcher, surtout la nuit, parce qu'ils la regardaient comme hantée par les sorciers et sorcières, qui y venaient faire le sabbat. Mais Rabelais n'avait pas l'esprit accessible à ces croyances superstitieuses, et il continua de marcher en avant, sans doubler le pas et sans éprouver la moindre frayeur. Il se rappela, toutefois, que c'était dans ces parages qu'un inconnu, qu'on nommait le Juif ou le Bohémien, avait pris possession d'un coin de terre, pour y construire une pauvre cabane où il demeurait avec sa famille.
Rabelais donc poursuivait tranquillement son chemin, au clair de la lune, et le sentier qu'il suivait le rapprochait d'un bouquet de bois qu'il avait à côtoyer pour atteindre la route de Meudon, quand tout à coup il vit, à peu de distance de lui, un homme qui travaillait à la terre en poussant de gros soupirs. Ces soupirs, il les avait entendus de loin, sans se rendre compte de ce que pouvait être ce murmure lugubre et intermittent. Il continuait à s'avancer