Hector Malot

Baccara


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pas vu, vous, que ces juifs veulent s'emparer de notre maison! la fille, ils en ont bien souci; c'est le nom qu'ils veulent, c'est la maison qu'il leur faut.

      Après cette explosion, il y eut un moment de silence: la Maman tenait les yeux fixés sur le plancher et paraissait suivre sa pensée, agitant ses lèvres sans former des mots distincts. Tout à coup elle prit la main de son fils violemment:

      —Constant, la vérité: on me la cache ici, ta femme, toi-même. Maintenant il faut parler. Comment vont tes affaires? Tu es donc bien malade que ces gens pensent pouvoir hériter de toi?

      Il hésita un moment en regardant sa femme:

      —Ce n'est pas de ta femme qu'il faut prendre conseil, c'est de ton coeur, de ta conscience; je t'interroge, ne répondras-tu pas à ta mère?

      Il hésita encore.

      —C'est vrai ce que je crains? dit-elle doucement, tendrement.

      —Oui.

      VI

      La Maman, si exaltée quelques minutes auparavant, avait tendu la main à son fils, et comme il était venu s'asseoir près d'elle, elle tenait la main qu'il lui avait donnée entre les siennes.

      —Mon pauvre garçon, répétait-elle, mon pauvre garçon!

      —Tu as raison de te plaindre, dit-il, après avoir consulté sa femme d'un rapide coup d'oeil, il est vrai que nous t'avons caché la vérité.

      —Ah! pourquoi? Pouvais-tu avoir une meilleure confidente que ta mère, un autre soutien?

      —Je ne voulais pas t'affliger, t'inquiéter. Tu as besoin de calme, de repos, et tu n'es que trop disposée à te donner la fièvre. A quoi bon te tourmenter pour des embarras qui devaient, semblait-il, être de peu de durée?

      —Si vieille que je sois, je ne suis pas en enfance; je n'avais pas mérité que tu me fisses injustement ce chagrin; m'éloigner de toi, nous séparer, je ne comprends pas qu'une pareille pensée ait pu te venir.

      Madame Adeline avait pour principe de ne jamais intervenir entre son mari et sa belle-mère, mais c'était à condition que d'une façon directe ou indirecte elle ne fût pas elle-même prise à partie: dans ces derniers mots elle vit une allusion à son influence et ne voulut pas la laisser passer sans répondre.

      —Permettez-moi, Maman, de vous faire observer qu'il nous était bien difficile de nous plaindre de nos embarras, sans paraître en faire remonter la responsabilité à l'effort que nous nous sommes imposé pour vous rembourser votre part, car c'est à partir de ce moment même que notre gêne a commencé. Nous avions compté sur de bonnes années; nous en avons eu de mauvaises. Fallait-il à chaque perte ou à chaque inventaire vous dire: «Voilà la situation!» Cela eût-il été discret et délicat? Nous ne l'avons pensé, ni Constant ni moi; je ne l'ai pas plus influencé qu'il ne m'a influencée lui-même. Cela s'est fait tacitement, spontanément entre nous. D'ailleurs je pensais comme lui que ce n'était vraiment pas la peine de vous tourmenter pour des embarras qui, pour moi comme pour lui, semblaient ne pas devoir durer.

      —Et quand vous avez vu qu'ils duraient?

      —Il était trop tard pour vous porter un si gros coup.

      —Enfin, quels sont-ils?

      Ce fut Adeline qui, sur un signe de sa femme, reprit la parole:

      —Un mot va te répondre: tu as vu les cinquante mille francs que j'ai remis à Hortense en arrivant; d'où crois-tu qu'ils viennent?

      —De chez un banquier?

      —De chez un ami. Encore le mot ami est-il trop fort. En réalité, de chez une simple connaissance ù qui je n'aurais jamais pensé à m'adresser, qui est venue à moi et qui m'a presque fait violence pour que j'accepte ce prêt.

      Sa femme le regarda avec une telle surprise qu'il voulut tout de suite la rassurer.

      —C'est le vicomte de Mussidan, de qui je t'ai parlé, que je rencontre chez mon collègue le comte de Cheylus toutes les fois que j'y vais; un homme du monde, charmant, très lancé. Je dînais hier chez M. de Cheylus, et le vicomte de Mussidan comme toujours s'y trouvait. On n'a guère parlé que de la débâcle des Bouteillier, qui tenaient dans le monde parisien une place égale à celle qu'ils occupaient dans le commerce. Sans avouer l'embarras dans lequel elle me mettait, je n'ai pas caché qu'elle était un coup sensible pour nous et qui se produisait aussi mal à propos que possible. Quand je suis sorti, M. de Mussidan m'a accompagné; nous avons causé des Bouteillier, longuement causé: très galamment il s'est mis à ma disposition, en me demandant d'user de lui comme d'un ami; qu'il serait heureux de m'obliger; enfin tout ce que peut dire un homme aimable. Je l'ai remercié, mais, bien entendu, j'ai refusé. Ce matin, il est venu chez moi et a recommencé ses offres de services d'une façon si pressante que j'ai fini par accepter ses cinquante mille francs; il se serait fâché si j'avais persisté dans mon refus.

      —Voilà qui est bien étonnant, dit la Maman.

      —Qui serait étonnant de la part de tout autre, mais qui l'est beaucoup moins de la sienne: c'est, je vous le répète, le plus charmant homme que j'aie rencontré, et si je ne suis pas son ami, je crois pouvoir dire qu'il est le mien; jamais personne ne m'a témoigné autant de sympathie; s'il connaissait Berthe, je croirais qu'il veut être mon gendre.

      —Peut-être veut-il être tout simplement celui de la maison Adeline, dit la Maman.

      —Je crois que la maison Adeline ne dit pas grand'chose à un jeune homme lancé comme lui et vivant dans un monde où la gloire des maisons de commerce n'est pas cotée. Quoi qu'il en soit, les choses sont ainsi: c'est lui qui m'a prêté ces cinquante mille francs, et il nous rend un service dont nous devons lui être reconnaissants.

      —En es-tu donc là, mon pauvre enfant, de ne pas pouvoir trouver cinquante mille francs? s'écria la Maman.

      —Non, Dieu merci; mais j'en suis là de savoir gré à celui qui m'épargne le souci de les chercher. Au lendemain de la débâcle des Bouteillier, dans laquelle on sait que nous sommes pris, il est bon qu'on ne croie pas, dans notre monde, que je puis avoir un besoin immédiat de cinquante mille francs; notre crédit déjà bien ébranlé s'en serait mal trouvé; la prêt de ce brave garçon nous donne le temps de respirer et de nous retourner: n'est-ce pas, Hortense?

      —Assurément, surtout si, comme tu l'espères, les Bouteillier reprennent leurs payements.

      —Mais enfin, demanda la Maman, comment cette situation s'est-elle créée? comment en est-elle arrivée là?

      —Ah! comment! comment! dit Adeline en secouant la tête d'un geste découragé.

      —Pourtant, continua la Maman, il n'y a rien à dire contre Hortense, elle administre aussi bien que possible.

      —Si l'administration seule pouvait faire la fortune d'une maison, la nôtre serait superbe; malheureusement elle ne suffit pas, il faut la direction, il faut des circonstances, et la direction a été mauvaise, comme les circonstances depuis quelques années ont été désastreuses.

      —La direction mauvaise! interrompit la Maman; mais c'est toi le directeur.

      —Eh bien, j'ai été un mauvais directeur: je me suis endormi dans le succès, comme d'autres que moi se sont endormis à Elbeuf; nous faisions bien, nous avons cru qu'il n'y avait qu'à continuer à bien faire; que nous aurions toujours l'exportation, et que nous battrions l'importation parce que nous lui étions supérieurs: l'exportation a diminué à mesure que l'outillage des pays étrangers s'est développé, et l'importation nous bat, parce qu'en France on aime le nouveau et l'original, et que les commissionnaires comme les tailleurs ont intérêt à vendre au prix qu'ils veulent des étoffes dont on ne connaît pas la valeur vraie. Nous nous sommes spécialisés dans notre supériorité, et au lieu de développer par la science professionnelle le sens de la transformation et de la mobilité, nous avons vécu pieusement sur le passé, sur le foulé,