Erckmann-Chatrian

Madame Thérèse


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Toute la route, à perte de vue, était couverte de monde: de la cavalerie, de l'infanterie, des canons, des caissons, des manteaux rouges, des pelisses vertes,1 des habits blancs, et tout cela s'avançait vers le village.

      «C'est une armée!» murmurait le capitaine à voix basse.

      Il se retourna brusquement pour redescendre, mais s'arrêtant sur une idée, il me montra le long du village, à deux portées de fusil, une file de manteaux rouges qui s'enfonçaient dans un repli de terrain derrière les vergers.

      «Tu vois ces manteaux rouges? dit-il.

      --Oui.

      --Est-ce qu'un chemin de voiture passe là?

      --Non, c'est un sentier.

      --Et ce grand ravin qui le coupe au milieu, droit devant nous, est-ce qu'il est profond?

      --Oh! oui.

      --On n'y passe jamais avec les voitures et les charrues?

      --Non, on ne peut pas.»

      Alors, sans m'en demander davantage, il redescendit l'échelle et se jeta dans l'escalier. Je le suivais; nous fûmes bientôt en bas, mais nous n'étions pas encore au bout de l'allée, que l'approche d'une masse de cavalerie faisait frémir les maisons. Malgré cela, le capitaine sortit, traversa la place, écarta deux hommes dans les rangs et disparut.

      Des milliers de cris brefs, étranges, semblables à ceux d'une nuée de corbeaux: «Hourrah! hourrah!» remplissaient alors la rue d'un bout à l'autre, et couvraient presque le roulement sourd du galop.

      Moi, tout fier d'avoir conduit le capitaine dans le colombier, j'eus l'imprudence de m'avancer sur la porte. Les houlans1 arrivaient comme le vent. Ce fut comme une vision, et ce n'est qu'au moment où la fusillade recommença que je me réveillai comme d'un rêve, au fond de notre chambre, en face des fenêtres brisées.

      L'air était obscurci, le carré tout blanc de fumée. Le commandant se voyait seul derrière, immobile sur son cheval, près de la fontaine; on l'aurait pris pour une statue de bronze, à travers ce flot bleuâtre, d'où jaillissaient des centaines de flammes rouges. Les houlans, comme d'immenses sauterelles, bondissaient tout autour, dardaient leurs lances et les retiraient; d'autres lâchaient leurs grands pistolets dans les rangs, à quatre pas.2

      Il me semblait que le carré pliait; c'était vrai.

      «Serrez les rangs! tenez ferme! criait le commandant de sa voix calme.

      --Serrez les rangs! serrez!» répétaient les officiers de distance en distance.

      Mais le carré pliait, il formait un demi-cercle au milieu; le centre touchait presque à la fontaine. A chaque coup de lance, arrivait la parade de la baïonnette comme l'éclair, mais quelquefois l'homme s'affaissait. Les Républicains n'avaient plus le temps de recharger; ils ne tiraient plus,3 et les houlans arrivaient toujours, et poussant déjà des cris de triomphe, car ils se croyaient vainqueurs.

      Moi-même, je croyais les Républicains perdus lorsque, au plus fort de l'action, le commandant, levant son chapeau au bout de son sabre, se mit à chanter une chanson qui vous4 donnait la chair de poule,5 et tout le bataillon, comme un seul homme, se mit à chanter avec lui.

      En un clin d'oeil tout le devant du carré se redressa, refoulant dans la rue toute cette masse de cavaliers, pressés les uns contre les autres, avec leurs grandes lances, comme les épis dans les champs.

      On aurait dit que cette chanson rendait les Républicains furieux; c'est tout ce que j'ai vu de plus terrible!1

      Mais ce qu'il y avait encore de plus affreux, c'est que les derniers rangs de la colonne autrichienne, tout au bout de la rue, ne voyant pas ce qui se passait à l'entrée de la place, avançaient toujours criant: «Hourrah! hourrah!» de sorte que ceux des premiers rangs, poussés par les baïonnettes des Républicains, et ne pouvant plus reculer, s'agitaient dans une confusion inexprimable et jetaient des cris de détresse; leurs grands chevaux, piqués aux naseaux, se dressaient la crinière droite, les yeux hors de la tête, avec des hennissements grêles et des ruades épouvantables. Je voyais de loin ces malheureux houlans, fous de terreur, se retourner, en frappant leurs camarades du manche de leurs lances pour se faire place, et détaler comme des lièvres le long des petites cassines.

      Deux minutes après, la rue était vide.

      On ne voyait plus que des tas de chevaux et d'hommes morts; le sang coulait au-dessous et suivait notre rigole.

      «Cessez le feu! cria le commandant pour la seconde fois; chargez!»

      Les Républicains, diminués de moitié, leurs grands chapeaux penchés sur le dos, l'air dur et terrible, attendaient l'arme au bras. Derrière, à quelques pas de notre maison, le commandant délibérait avec ses officiers. Je l'entendais très bien:

      «Nous avons une armée autrichienne devant nous, disait-il brusquement; il s'agit de tirer notre peau1 d'ici. Dans une heure, nous aurons vingt ou trente mille hommes sur les bras;2 ils tourneront le village avec leur infanterie, et nous serons tous perdus. Je vais faire battre la retraite.3 Quelqu'un a-t-il quelque chose à dire?

      --Non, c'est bien vu,»4 répondirent les autres.

      Alors ils s'éloignèrent, et deux minutes après je vis un grand nombre de soldats entrer dans les maisons, jeter les chaises, les tables, les armoires dehors sur un même tas; quelques-uns, du haut des greniers, jetaient de la paille et du foin; d'autres amenaient des charrettes et les voitures du fond des hangars. Il ne leur fallut pas dix minutes pour avoir à l'entrée de la rue5 une barrière haute comme les maisons; le foin et la paille étaient au-dessus et au-dessous. Le roulement du tambour rappela ceux qui faisaient cet ouvrage; aussitôt le feu se mit à grimper de brindille en brindille jusqu'au haut de la barricade, balayant les toits à côté, de sa flamme rouge, et répandant sa fumée noire comme une voûte immense sur le village. De grands cris s'entendirent alors au loin; des coups de fusil partirent de l'autre côté; mais on ne voyait rien,6 et le commandant donna l'ordre de la retraite.

      Je vis ces Républicains défiler devant chez nous d'un pas lent et ferme, les yeux étincelants, les baïonnettes rouges, les mains noires, les joues creuses. Deux tambours marchaient derrière sans battre; le petit que j'avais vu dormir sous notre hangar s'y trouvait; il avait sa caisse sur l'épaule et le dos plié pour marcher; de grosses larmes coulaient sur ses joues rondes, noircies par la fumée de la poudre; son camarade lui disait: «Allons, petit Jean, du courage!» Mais il n'avait pas l'air d'entendre. Horatius Coclès avait disparu et la cantinière aussi. Je suivis cette troupe des yeux jusqu'au détour de la rue.

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