Madame de Staël

De l'influence des passions sur le bonheur des individus et des nations


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raisons en faveur de l'hérédité modifiée, soit comme en Angleterre, c'est-à-dire, composant deux branches du gouvernement, dont le troisième pouvoir est purement représentatif; soit comme à Rome, lorsque la puissance politique était divisée entre la démocratie et l'aristocratie, le peuple et le sénat. Il faudrait donc déduire tous les motifs qui ont fait croire que la balance de ces intérêts opposés pouvait seule donner de la stabilité aux gouvernements; que l'homme qui se croit des talents, ou se voit de l'autorité, tendant naturellement, d'abord aux distinctions personnelles, et ensuite aux distinctions héréditaires, il vaut mieux créer légalement ce qu'il conquerra de force. Il faudrait développer et ces raisons et beaucoup d'autres encore, en acceptant de part et d'autre celles qu'on croit tirer du droit pour ou contre; car le droit en politique, c'est ce qui conduit le plus sûrement au bonheur général; mais l'on doit exposer sincèrement tous les moyens de ses adversaires quand on les combat de bonne foi.

      On pourrait opposer à leurs raisonnements que la principale cause de la destruction de plusieurs gouvernements a été d'avoir constitué dans l'état deux intérêts opposés: on a considéré comme le chef-d'oeuvre de la science des gouvernements de mesurer assez les deux actions contraires, pour que la puissance aristocratique et celle de la démocratie se balançassent, comme deux lutteurs qu'une égale force rend immobiles. En effet, le moment le plus prospère dans tous ces gouvernements est celui où cette balance, subsistant d'une manière parfaite, donne le repos qui naît de deux efforts contenus l'un par l'autre; mais cet état ne peut être durable. À l'instant où, pour suivre la comparaison, l'un des deux lutteurs prend un moment l'avantage, il terrasse l'autre qui se venge en le renversant à son tour. Ainsi l'on a vu la république romaine déchirée, dès qu'une guerre, un homme, ou le temps seul a rompu l'équilibre.—On dira qu'en Angleterre il y a trois intérêts, et que cette combinaison plus savante répond de la tranquillité publique. Il n'y a jamais trois intérêts dans un tel gouvernement; les privilégiés héréditaires et ceux qui ne le sont pas peuvent être revêtus de noms différents; mais la division se fait toujours sur ces deux bases: l'on se sépare et l'on se rallie d'après ces deux grands motifs d'opposition. Ne serait-il pas possible que le genre humain, témoin et victime de ce principe de haine, de ce genre de mort qui a détruit tant d'états, parvînt à trouver la fin du combat de l'aristocratie et de la démocratie, et qu'au lieu de s'attacher à la combinaison d'une balance qui, par son avantage même, par la part qu'elle accorde à la liberté, finit toujours par être renversée, on examinât si l'idée moderne du système représentatif n'établit pas dans le gouvernement un seul intérêt, un seul principe de vie, en rejetant néanmoins tout ce qui peut conduire à la démocratie pure?

      Supposez d'abord un très-petit nombre d'hommes extraits d'une nation immense, une élection combinée, et par deux degrés, et par l'obligation d'avoir passé successivement dans les places qui font connaître les hommes, et exigent de l'indépendance de fortune et des droits à l'estime publique pour s'y maintenir. Cette élection, ainsi modifiée, n'établirait-elle pas l'aristocratie des meilleurs, la prééminence des talents, des vertus et des propriétés? ce genre de distinction qui, sans faire deux classes de droit, c'est-à-dire deux ennemis de fait, donne aux plus éclairés la conduite du reste des hommes, et faisant choisir les êtres distingués par la foule de leurs inférieurs, assure au talent sa place, et à la médiocrité sa consolation; donne une part à l'amour-propre du vulgaire dans les succès des gouvernants qu'ils ont choisis; ouvre la carrière à tous, mais n'y amène que le petit nombre? L'avantage de l'aristocratie de naissance, c'est la réunion des circonstances qui rendent plus probables dans une telle classe les sentiments généreux: l'aristocratie de l'élection doit, alors que sa marche est sagement graduée, appeler avec certitude les hommes distingués par la nature aux places éminentes de la société.—Ne serait-il pas possible que la division des pouvoirs donnât tous les avantages et aucun des inconvénients de l'opposition des intérêts; que deux chambres, un directoire exécutif, quoique temporaire, fussent parfaitement distincts dans leurs fonctions; que chacun prît un parti différent par sa place, mais non par esprit de corps; ce qui est d'une tout autre nature? Ces hommes, séparés pendant le cours de leurs magistratures, par les exercices divers du pouvoir public, se réuniraient ensuite dans la nation, parce qu'aucun intérêt contraire ne les séparerait d'une manière invincible. Ne serait-il pas possible qu'un grand pays, loin d'être un obstacle à un tel état de choses, fût particulièrement propre à sa stabilité? parce qu'une conspiration, un homme, peuvent s'emparer tout à coup de la citadelle d'un petit état, et par cela seul changer la forme de son gouvernement, tandis qu'il n'y a qu'une opinion qui remue à la fois trente millions d'hommes; que tout ce qui n'est produit que par des individus, ou par une faction qui n'est point ralliée au mouvement publie, est étouffé par la masse qui se porte sur chaque point. Il ne peut pas y avoir d'usurpation dans un pays où il faudrait que le même homme ralliât l'opinion à lui, depuis le Rhin jusqu'aux Pyrénées; l'idée d'une constitution, d'un ordre légal consenti par tous, peut seule réunir et frapper à distance. Le gouvernement, dans un grand pays, a pour appui la masse énorme des hommes paisibles; cette masse est beaucoup plus considérable à proportion même, dans une grande nation, que dans un petit pays. Les gouvernants, dans un petit pays, sont beaucoup plus multipliés par rapport aux gouvernés, et la part de chacun à une action quelconque est plus grande et plus facile. Enfin si l'on répétait d'une manière vague qu'on n'a jamais vu une constitution fondée sur de telles bases, qu'il vaut mieux adopter celles qui ont existé pendant des siècles, on pourrait demander de s'arrêter à une réflexion qui mérite, je crois, une attention particulière.

      Dans toutes les sciences humaines, on débute par les idées complexes; en se perfectionnant, l'on arrive aux idées simples; l'ignorance absolue dans ces combinaisons naturelles est moins éloignée du dernier terme des connaissances que les demi-lumières. Une comparaison fera mieux sentir ma pensée. À la renaissance des lettres, les premiers écrits qu'on a composés ont été pleins de recherche et d'affectation. Les grands écrivains, deux siècles après, ont admis et fait admettre le genre simple; et le discours du sauvage qui s'écriait: Dirons-notes aux ossements de nos pères: Levez-vous, et marchez à notre suite? ce discours avait plus de rapport avec la langue de Voltaire que les vers ampoulés de Brébeuf ou de Chapelain. En mécanique, on avait d'abord trouvé la machine de Marly, qui, avec des frais énormes, élevait l'eau sur le sommet d'une montagne; après cette machine, on a découvert des pompes qui produisent le même effet avec infiniment moins de moyens. Sans vouloir faire d'une comparaison une preuve, peut-être que, lorsqu'il y a cent ans en Angleterre, l'idée de la liberté reparut sur la terre, l'organisation combinée du gouvernement anglais était le plus haut point de perfection où l'on pût atteindre alors; mais aujourd'hui des bases plus simples peuvent donner en France, après la révolution, des résultats pareils à quelques égards, et supérieurs à d'autres. Indépendamment de tous les crimes particuliers qui ont été commis, l'ordre social a été menacé de sa destruction pendant cette révolution par le système politique même qu'on avait adopté: les moeurs barbares sont plus près des institutions simples mal entendues, que des institutions compliquées; mais il n'en est pas moins vrai que l'ordre social, comme toutes les sciences, se perfectionne à mesure qu'on diminue les moyens, sans affaiblir le résultat. Ces considérations, et beaucoup d'autres, conduiraient à un développement complet de la nature et de l'utilité des pouvoirs héréditaires faisant partie de la constitution, et de la nature et de l'utilité des constitutions composées uniquement de magistratures temporaires; car, il faut bien se le répéter, l'on est maintenant opposé sur ce point seul; le reste des opinions despotiques et démagogiques sont des songes exaltés ou criminels, dont tout ce qui pense s'est réveillé.

      On ferait quelque bien, je crois, en traitant d'une manière purement abstraite des questions dont les passions contraires se sont tour à tour emparées. En examinant la vérité, à part des hommes et des temps, on arrive à une démonstration qui se reporte ensuite avec moins de peine sur les circonstances présentes. À la fin d'un semblable ouvrage, cependant, sous quelque point de vue général que ces grandes questions fussent présentées, il serait impossible de ne pas finir par les particulariser dans leur rapport avec la France et le reste de l'Europe. Tout invite la France à rester république; tout commande à l'Europe de ne pas suivre son exemple: l'un des plus spirituels écrits de notre temps, celui de Benjamin Constant, a parfaitement