aura tort, fit le comte de Puyrassieux. Dans les premiers jours son aventure pourra lui attirer quelques regards, on chuchotera peut-être sur son passage; mais au bout d'une semaine on n'y pensera pas, et on parlera d'autre chose. Sa position sera au contraire fort avantageuse. Toutes les femmes vont se l'arracher.
—Ulric ne retournera plus dans le monde, messieurs, dit Tristan.
—Mais pourquoi? demandèrent les jeunes gens.
—Pourquoi? dit tout à coup l'indifférente Fanny, en chassant du bout de ses doigts effilés les boucles de cheveux qui semblaient par instant faire à son visage un voile tramé de fils d'or:—Pourquoi? C'est bien simple. M. Ulric ne peut plus reparaître dans le monde, parce qu'il est ruiné.
—Ruiné! dirent les jeunes gens.
—Nécessairement, continua Fanny. Il n'est pas mort, c'est vrai; mais on l'a cru tel pendant six mois. Il y a eu un acte de décès; et comme M. Ulric de Rouvres n'avait d'autre parent que son oncle, le chevalier de Neuil, toute la fortune de son neveu a dû retourner entre les mains de celui-ci.
—Eh bien, dit M. de Puyrassieux, l'oncle fera une restitution d'héritage.
—Il ne le pourra plus, continua la blonde Fanny avec la même tranquillité. À l'heure où nous sommes, M. le chevalier de Neuil est aussi pauvre que les vieillards qui sont aux Petits-Ménages.
—Ah! la bonne plaisanterie, dit M. de Chabannes; mais songez donc, ma belle enfant, que ce vieillard, qui aurait remontré des ruses à tous les avares de la comédie classique, avait en main propre au moins vingt mille livres de rente; et si, comme on peut le supposer, il a hérité de son neveu, celui-ci ayant cinquante mille livres de rente, M. de Neuil, qui joue la bouillotte à un liard la carre, et qui est plus mal vêtu que son portier, est actuellement plus que millionnaire.
—J'ai dit ce que j'ai dit, répéta Fanny. M. le chevalier de Neuil n'a plus le sou.
—Ah çà! mais il avait donc un vice secret, ce vieillard? demanda Chabannes.
—Il était l'ami de madame de Villerey, répondit Fanny; et, puisque vous paraissez l'ignorer, messieurs, je vous dirai que madame de Villerey avait pour habitude d'imposer à ses favoris l'obligation d'être les clients de son mari.
—Eh bien, la maison de banque de Villerey est une bonne maison, dit M. de Puyrassieux.
—La maison de Villerey a perdu dix-sept millions à la bourse dans la quinzaine dernière, dit Fanny; si l'un de vous a des fonds dans cette maison, je lui conseille de mettre un crêpe à son portefeuille: M. de Villerey est en fuite.
—Il emporte vos regrets, n'est-il pas vrai, ma chère? fit M. de Puyrassieux avec un sourire qui était une allusion.
—Il m'emporte aussi soixante-quinze mille francs, c'est ce qui me rend un peu maussade ce soir; mais c'est une leçon, cela m'apprendra à faire des économies, ajouta la jeune femme.
En ce moment un garçon du restaurant vint avertir Tristan qu'un monsieur le faisait demander.
—C'est Ulric sans doute, dit Tristan; et, se retournant vers Fanny, il lui dit tout bas à l'oreille:
—Ma chère enfant, vous vous êtes trompée, mon ami Ulric n'est pas ruiné.
—Eh bien, qu'est-ce que cela me fait, à moi? dit Fanny.
—Remettez votre masque un instant, continua Tristan.
—Mais... pourquoi? demanda la jeune femme, en rattachant néanmoins son loup de velours.
—Qui sait? dit Tristan, peut-être pour regagner les soixante-quinze mille francs que vous avez perdus.
Trois jours auparavant Ulric de Rouvres était à Plymouth, et, sous le nom d'Arthur Sydney, s'apprêtait à partir pour l'Inde anglaise, où il voulait aller faire la guerre sous les drapeaux de Sa Majesté britannique. Au moment de s'embarquer il reçut de France une lettre dont la lecture changea soudainement ses projets; car il alla sur-le-champ faire une visite à l'amirauté, et il en sortit pour prendre ses passeports pour la France, où il était arrivé aussi promptement que si le paquebot et la chaise de poste qui l'avaient amené eussent eu des ailes.
Voici quel était le contenu de la lettre qui avait motivé cette arrivée si prompte:
«Mon cher Ulric,
«Vous savez si je suis votre ami. Je crois vous en avoir donné des preuves en maintes circonstances. Je vous ai vu, il y a un an, brisé par le coup de tonnerre d'un grand malheur. C'était votre première passion sérieuse. Vous avez faibli sous les coups de ces violents ouragans qui éclatent au début de la jeunesse, et vous avez roulé au fond de cet abîme où le désespoir vertigineux a plongé votre esprit dans de noirs tourbillons. Selon l'usage, vous avez voulu mourir, et pour accomplir ce projet vous êtes allé en Angleterre, la patrie du spleen. Là, vous avez mis fin à vos jours, et vous êtes maintenant convenablement enterré dans un cimetière du comté de Sussex. Selon vos vœux, on a mis sur votre tombe un saule en larmes, et on a planté de ces petites fleurs bleues qui étoilent les rives des fleuves allemands. Vous êtes on ne peut plus mort, et vos amis ne vous attendent plus qu'au jugement dernier. Ayez donc l'obligeance de ne point reparaître avant l'époque où les fanfares de l'Apocalypse convoqueront le monde à une résurrection officielle. Vous pouvez, du reste, dormir en paix. J'ai scrupuleusement accompli les ordres divers que vous avez bien voulu me donner dans votre testament. Je dois, pour votre satisfaction, vous déclarer que vous avez été généralement regretté. Votre décès a fait couler des larmes des plus beaux yeux du monde. Vous étiez certainement le meilleur valseur qui ait jamais glissé sur un parquet ciré, au milieu du tourbillon circulaire que dirige l'archet de Strauss. En apprenant votre décès, ce grand artiste a ressenti un chagrin profond; et au dernier bal qui a eu lieu au Jardin d'hiver, il avait mis, pour témoigner sa douleur, un crêpe à son bâton de chef d'orchestre.
«Ah! mon ami, si vous n'aviez pas eu d'aussi bonnes raisons, combien vous auriez eu tort de mourir! Si vous ne vous étiez pas tant pressé, peut-être seriez-vous resté parmi nous; car je sais plusieurs mains blanches qui se fussent tendues pour vous retenir dans la vie. Enfin, comme on dit, ce qui est fait est fait: vous êtes mort, et vous avez eu l'agrément d'assister à votre convoi, car je présume que vous vous étiez adressé une lettre d'invitation; vous avez répandu des larmes sur votre tombe, et vous vous êtes regretté sincèrement. À ce propos, mon cher ami, puisque vous êtes un citoyen de l'autre monde, ne pourriez-vous pas me donner quelques détails sur la façon dont on s'y comporte? La mort est-elle une personne aimable, et fait-il bon à vivre sous son règne? Dans quelle zone souterraine est situé son royaume? Y a-t-il quatre saisons et diffèrent-elles des nôtres? Quels sont, je vous prie, les agréments dont jouissent les trépassés? Quel est le mode de gouvernement? Quel est le code des lois d'outre-vie? Vous qui devez être, à l'heure qu'il est, instruit de toutes ces choses, vous devriez bien me les communiquer. Au cas où je m'ennuierais par trop sous le vieux soleil, j'irais peut-être vous rejoindre là-bas, et je l'aurais déjà fait si je ne craignais de quitter le mal pour le pire.
«Vous avez eu l'obligeance de vous inquiéter de moi et de la façon dont je menais l'existence depuis que vous m'aviez quitté. Je suis resté le même, mon ami; ce qu'on appelle un excentrique, je crois. Mes goûts et mes habitudes n'ont aucunement varié: je dors le jour et je veille la nuit. À force de volonté et de persévérance, je suis parvenu à arrêter complètement le mouvement intellectuel de mon être, et je me trouve on ne peut mieux de cette inertie qui me permet d'entendre un sot parler trois heures, sans avoir comme autrefois le méchant désir de le jeter par la fenêtre. J'assiste avec indifférence au spectacle de la vie, qui a ses quarts d'heure d'agrément. J'ai été, il y a quelques jours, forcé de recourir