George Sand

La comtesse de Rudolstadt


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m'effraie un peu.

      —Que dis-tu là, enfant? Comment pourrais-tu croire aux spectres, toi qui les connais si bien?

      —Et voilà le hic! on dit que quand on les imite, cela les fâche, et qu'ils se mettent à vos trousses tout de bon pour vous punir.

      —En ce cas, ils s'y prendraient un peu tard avec nous; car depuis plus d'un an, ils nous laissent en repos. Allons, ne t'occupe pas de ces balivernes. Nous savons bien ce qu'il faut croire de ces âmes en peine. Certainement c'est quelque page ou quelque bas officier qui vient la nuit demander des prières à la plus jolie de mes femmes de chambre. Aussi la vieille, à qui on ne demande rien du tout, a-t-elle une frayeur épouvantable. J'ai vu le moment où elle ne voudrait pas t'ouvrir. Mais de quoi parlons-nous là? De Kleist, nous tenons le secret du roi, il faut en profiter. Comment allons-nous nous y prendre?

      —Il faut accaparer cette Porporina, et nous dépêcher avant que sa faveur la rende vaine et méfiante.

      —Sans doute, il ne faut épargner ni présents, ni promesses, ni cajoleries. Tu iras dès demain chez elle; tu lui demanderas de ma part... de la musique, des autographes du Porpora; elle doit avoir beaucoup de choses inédites des maîtres italiens. Tu lui promettras en retour des manuscrits de Sébastien Bach. J'en ai plusieurs. Nous commencerons par des échanges. Et puis, je lui demanderai de venir m'enseigner les mouvements et dès que je la tiendrai chez moi, je me charge de la séduire et de la dominer.

      —J'irai demain matin, Madame.

      —Bonsoir, de Kleist. Tiens, viens m'embrasser. Tu es ma seule amie, toi; va te coucher, et si tu rencontres la Balayeuse dans les galeries, regarde bien si elle n'a pas des éperons sous sa robe.»

       Table des matières

      Le lendemain, la Porporina, en sortant fort accablée d'un pénible sommeil, trouva sur son lit deux objets que sa femme de chambre venait d'y déposer. D'abord, un flacon de cristal de roche avec un fermoir d'or sur lequel était gravée une F, surmontée d'une couronne royale, et ensuite un rouleau cacheté. La servante interrogée raconta comme quoi le roi était venu en personne, la veille au soir, apporter ce flacon; et, en apprenant les circonstances d'une visite si respectueuse et si délicatement naïve, la Porporina fut attendrie. Homme étrange! pensa-t-elle. Comment concilier tant du bonté dans la vie privée, avec tant de dureté et de despotisme dans la vie publique? Elle tomba dans la rêverie, et peu à peu, oubliant le roi, et songeant à elle-même, elle se retraça confusément les événements de la veille et se remit à pleurer.

      «Eh quoi! Mademoiselle, lui dit la soubrette qui était une bonne créature passablement babillarde, vous allez encore sangloter comme hier soir en vous endormant? Cela fendait le cœur, et le roi, qui vous écoutait à travers la porte, en a secoué la tête deux ou trois fois comme un homme qui a du chagrin. Pourtant, Mademoiselle, votre sort ferait envie à bien d'autres. Le roi ne fait pas la cour à tout le monde; on dit même qu'il ne la fait à personne, et il est bien certain que le voilà amoureux de vous!

      —Amoureux! que dis-tu là, malheureuse? s'écria la Porporina en tressaillant; ne répète jamais une parole si inconvenante et si absurde. Le roi amoureux de moi, grand Dieu!

      —Eh bien, Mademoiselle, quand cela serait?

      —Le ciel m'en préserve! mais cela n'est pas et ne sera jamais. Qu'est-ce que ce rouleau, Catherine?

      —Un domestique l'a apporté de grand matin.

      —Le domestique de qui?

      —Un domestique de louage, qui d'abord n'a pas voulu me dire de quelle part il venait, mais qui a fini par m'avouer qu'il était employé par les gens d'un certain comte de Saint-Germain, arrivé ici d'hier seulement.

      —Et pourquoi avez-vous interrogé cet homme?

      —Pour savoir. Mademoiselle!

      —C'est naïf! laisse-moi.»

      Dès que la Porporina fut seule, elle ouvrit le rouleau et y trouva un parchemin couvert de caractères bizarres et indéchiffrables. Elle avait entendu beaucoup parler du comte de Saint-Germain, mais elle ne le connaissait pas. Elle retourna le manuscrit dans tous les sens; et n'y pouvant rien comprendre, ne concevant pas pourquoi ce personnage avec lequel elle n'avait jamais eu de relations, lui envoyait une énigme à deviner, elle en conclut, avec bien d'autres, qu'il était fou; cependant en examinant cet envoi, elle lut sur un petit feuillet détaché: «La princesse Amélie de Prusse s'occupe beaucoup de la science divinatoire et des horoscopes. Remettez-lui ce parchemin, et vous pouvez être assurée de sa protection et de ses bontés.» Ces lignes n'étaient pas signées. L'écriture était inconnue, et le rouleau ne portait point d'adresse. Elle s'étonna que le comte de Saint-Germain, pour parvenir jusqu'à la princesse Amélie, se fût adressé à elle, qui ne l'avait jamais approchée; et pensant que le domestique avait commis une erreur en lui apportant ce paquet, elle se prépara à le rouler et à le renvoyer. Mais en touchant la feuille de gros papier blanc qui enveloppait le tout, elle remarqua que sur le verso intérieur était de la musique gravée. Un souvenir se réveilla en elle. Chercher au coin du feuillet une marque convenue, la reconnaître pour avoir été tracée fortement au crayon par elle-même, dix-huit mois auparavant, constater que la feuille de musique se rapportait très-bien au morceau complet qu'elle avait donné comme signe de reconnaissance, tout cela fut l'affaire d'un instant; et l'attendrissement qu'elle éprouva en recevant ce souvenir d'un ami absent et malheureux lui fît oublier ses propres chagrins. Restait à savoir ce qu'elle avait à faire du grimoire, et dans quelle intention on la chargeait de le remettre à la princesse de Prusse. Était-ce pour lui assurer, en effet, la faveur et la protection de cette dame? La Porporina n'en avait ni souci, ni besoin; était-ce pour établir entre la princesse et le prisonnier des rapports utiles au salut ou au soulagement de ce dernier? La jeune fille hésita; elle se rappela le proverbe: «Dans le doute, abstiens-toi.» Puis elle pensa qu'il y a de bons et mauvais proverbes, les uns à l'usage de l'égoïsme prudent, les autres à celui du dévouement courageux. Elle se leva en se disant:

      «Dans le doute, agis, lorsque tu ne compromets que toi-même, et que tu peux espérer être utile à ton ami, à ton semblable.»

      Elle achevait à peine sa toilette, qu'elle faisait un peu lentement, car elle était très-affaiblie et brisée par la crise de la veille, et tout en nouant ses beaux cheveux noirs, elle songeait au moyen de faire parvenir promptement et d'une manière sûre le grimoire à la princesse, lorsqu'un grand laquais galonné vint s'informer si elle était seule, et si elle pouvait recevoir une dame qui ne se nommait pas et qui désirait lui parler. La jeune cantatrice maudissait souvent cette sujétion où les artistes de ce temps-là vivaient à l'égard des grands; elle fut tentée, pour renvoyer la dame importune, de faire répondre que messieurs les chanteurs du théâtre étaient chez elle; mais elle pensa que si c'était un moyen d'effaroucher la pruderie de certaines dames, c'était le plus sûr pour attirer plus vite certaines autres. Elle se résigna donc à recevoir la visite, et madame de Kleist fut bientôt près d'elle.

      La grande dame bien stylée avait résolu d'être charmante avec la cantatrice et de lui faire oublier toutes les distances du rang; mais elle était gênée, parce que, d'une part, on lui avait dit que cette jeune fille était très-fière, et que de l'autre, étant fort curieuse pour son propre compte, madame de Kleist eût bien voulu la faire causer et pénétrer le fond de ses pensées. Quoiqu'elle fût bonne et inoffensive, cette belle dame avait donc, dans ce moment, quelque chose de faux et de forcé dans toute sa contenance qui n'échappa point à la Porporina. La curiosité est si voisine de la perfidie, qu'elle peut enlaidir les plus beaux visages.

      La Porporina connaissait très-bien la figure de madame de Kleist, et son premier mouvement, en voyant chez elle la personne qui lui apparaissait tous les soirs d'opéra dans la loge de la princesse Amélie, fut de lui demander, sous prétexte de nécromancie, dont elle la savait